Page:Lorrain - Buveurs d’âmes, 1893.djvu/86

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’extase, les yeux perdus dans le vague et les mains agrafées aux miennes comme si elle revoyait et voulait retenir en moi un fantôme prêt à lui échapper. Pendant les dix-huit mois qu’a duré notre liaison, j’ai toujours été pour elle un autre et ce qu’elle a aimé en moi, c’était un étranger. C’est lui, d’ailleurs, qui depuis l’a reprise et n’a eu qu’à paraître pour la reprendre. Dès qu’elle l’a eu revu, je n’ai plus eu de raison d’exister, cela est logique et mathématique comme l’amour qui est, au fond, une chose exacte et féroce ; mais grâce à cet autre, à ce rival anonyme qui a fait le désert dans ma vie, j’ai connu l’illusion de l’amour, que dis-je ! j’ai connu l’amour même, et ce sont de vraies larmes que j’ai bues sur ses lèvres, de la douleur vraie que j’ai tenue sur ma poitrine, c’est une âme enfin toute saignante et meurtrie dont j’ai savouré l’agonie et la résurrection amoureuse quand elle sanglotait si désespérément, le cœur contre mon cœur, dans cette petite auberge de la grande banlieue, par cette chaude et lumineuse nuit de juillet. Ah ! cette journée dans le parc de Villennes et cette nuit d’abandon et de larmes dans cette hôtellerie de canotiers ! »