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pas t’y faire. On se résigne à mourir, mais à cela, non pas. Car cela, c’est n’exister plus. » Et tout à coup avec des inflexions de théâtre dans la voix : « Comme ces beaux cheveux, que j’ai connus si souples et si bruns, sont devenus raides au toucher ! n’est-ce pas qu’ils blanchissent et malgré ta moustache j’ai bien vu tout-à-l’heure, à droite, que tu as une dent qui bleuit. Ça, c’est le commencement ; mais tu portes encore beau et tu en as encore pour dix ans, je t’assure ; ne pleures pas, mon chéri ! » Et comme l’homme prostré dans la peluche et les fourrures étouffait toujours de sourds sanglots martelés on eût dit sur l’enclume du cœur : « D’autres t’aimeront encore, toi, tu en aimeras d’autres aussi ; moi, il y a longtemps que je suis une morte. C’est sur moi que je pleure en pleurant sur vous autres, pardonne-moi cela, pardonne-moi d’attrister tes quarante ans, Raoul, il y a si longtemps que je souffre. J’ai voulu vivre mon chagrin en toi, faire un peu passer en toi de ma vieille âme. J’ai eu tort, je le sais, Raoul, ne sois plus triste. C’était moi-même que je regrettais ; ton chagrin, c’est le mien, c’était pour rire, console-toi, m’ami ».

FIN