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LA PLACE AUX BROCHETS



Le père Tit’Charles Allaire pêchait ce matin-là, son bac ancré en plein remous, à cinquante pieds en bas de la digue.

Le père Arpin, lui, moins audacieux, se tenait en équilibre sur une grosse roche, à une enjambée de la grève.

— Tu finiras par te noyer, Tit’Charles, lui avait crié le père Arpin.

Mais, le père Tit’Charles, bien convaincu en dirigeant son bac dans la houle :

— C’est icitte, la place aux brochets.

La rivière s’arrondissait sur la digue comme un verre que les cailloux pulvérisaient plus bas, et le pêcheur sentait rebondir sous son embarcation une pression qui le soulevait par bonds inégaux.

— Quand on sait jeter son ancre, i’a pas de danger, pourvu qu’on se tienne.

Et le père Tit’Charles, cramponné d’une main à son siège et tenant haut son bambou de l’autre, semblait narguer son compagnon : « un pauvre pêcheur rien que bon pour prendre du crapet. »

Pour faire plonger sa ficelle en verticale, il avait dû joindre à sa pesée ordinaire un caillou, tant le courant était fort.

Le paysage dansait autour de lui et le père Tit’Charles secoué dur, pensait fièrement :

— Dire qu’il n’y a que ce peureux d’Arpin pour me voir. Mais quand j’arriverai au village, avec une pleine poche de brochets, il faudra bien qu’il explique à