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— C’est dans la tête que j’y fourrais ça… Non, il est un peu trop tourné ; j’pourrais rien que lui toucher la base des cornes…

Le râteau oscilla à gauche.

— Pas le milieu du corps, parce qu’il a plus de sang que j’ai de jambes… Un chevreuil court jusqu’au bout de son sang.

Le manche à cet instant devint fixe.

— Au cœur, sous la patte gauche… râla le chasseur.

Alors, tendu de tout son être, l’illusion étant cette fois plus forte que lui, le père Lauzon n’en pouvant plus, un doigt crispé sur une dent du râteau, gonfla d’un seul coup ses poumons et lança à pleine gueule un PAN formidable.

C’était un matin où tout pouvait arriver : le chevreuil, tombant sur les genoux, s’écroula sans un soubresaut.

Pour la seconde fois, l’homme éprouva la secousse violente de tout son sang dans ses veines. Il sentit aussi qu’il bondissait et que le plancher de la grange vibrait sous son galop vers la porte. Dehors, l’air entr’ouvrit sa chemise et il eut froid aux aisselles, le couteau devait être dans sa main droite.

Il sentit tout cela ; mais en réalité le père Lauzon n’avait pas bougé après le coup de sang ; son cœur n’en finissant plus de ne pas se remettre à battre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et c’est ainsi que mourut le père Lauzon, cardiaque avancé que le médecin du village avait condamné depuis longtemps.

Son cadavre fut trouvé, affalé dans l’entrée de la grange, un râteau en main, par le voisin Belliveau qui venait d’abattre, quelques minutes auparavant, le plus beau chevreuil qu’on n’avait encore jamais vu s’aventurer si près d’une ferme.