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mon aïeul Isaac à Orbé, dans la vaste vallée de Mambré[1], pays d’Abraham. Il avait perdu auparavant la belle Rachel, morte en mettant au monde Benjamin, et qui était aussi ma mère bien-aimée. Isaac cessa de vivre à l’âge de cent quatre-vingts ans ; et pour l’ensevelir, Ésaü vint de Séir avec ses vaillants capitaines… Cependant je croissais en âge. Afin de mieux m’instruire dans l’office de pasteur, j’accompagnais au champ mes frères pour me former avec eux. J’aimais à voir le soleil se lever derrière le front des montagnes, au milieu d’un ciel d’abord pâle comme le nacre, et qui peu à peu s’éclairait de ses rayons dorés. Je me plaisais à étudier l’influence diverse des vents et leur action sur les choses champêtres. Je considérais naïvement, comme un enfant tout jeune encore, la marche des saisons, charmé de leur retour périodique, et de la venue du printemps à une époque déterminée. Souvent aussi, occupé de soins plus frivoles, je m’oubliais à voir paître nos brebis dans le pré ; à regarder, quand venait le soir, les danses des moutons folâtres, ou encore, la jalousie des taureaux mugissants et leurs redoutables combats. Je m’étonnais que ce sentiment pût laisser tranquilles tant d’hommes lorsqu’il produisait de tels effets sur les animaux… D’autres fois, Nicèle, je considérais avec douleur la conduite et les vices de mes frères, dont ils permettaient que je fusse témoin. À la fin, j’en avertis mon père. Or, ils vinrent à le savoir, et cela me mit mal avec eux : ils ne voulurent pas reconnaître que, s’il importe que le mal soit corrigé, je n’avais fait que mon devoir… De plus, Jacob m’aimait avec prédilection ; non pas, certes, à cause de mes qualités, mais parce qu’il m’avait engendré en sa vieillesse ; et pour me témoigner son amour, il me fit une robe bigarrée. Cela augmenta l’envie de mes frères ; car bien souvent l’envie s’attache aux vêtemens comme l’insecte qui les ronge[2]. Or un jour je leur contai un songe. Plût au ciel que je m’en fusse abstenu ! mais Dieu le voulut ainsi, et c’est là ce qui cause aujourd’hui mon malheur. « J’ai songé, leur dis-je, que, comme nous venions de lier nos gerbes, la mienne, qui était la plus belle, se tenait debout au milieu des vôtres, et que les vôtres l’entouraient, s’inclinant et s’humiliant comme pour l’adorer. » Ils répondirent : « Est-ce donc, par aventure, que tu seras notre roi ? Car tu laisses voir par tes discours que tu voudrais t’élever au-dessus de nous et nous avoir pour sujets. » — Je songeai ensuite un autre songe, et un soir je leur dis : « J’ai vu la lune et onze étoiles qui m’adoraient comme si j’eusse été le soleil. » De cela Jacob me gronda, disant : « Parce que tu t’appelles le soleil, tu penses que moi et tes frères nous te devons adorer ? » Et ce fut ainsi que l’envie de mes frères redoubla et ne put désormais se contenir… l’envie, cet horrible

  1. Ou Mamré.
  2. Creció la embia, que siempre
    Fue pollila de los trages.