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Si vous faites parler un roi, que ce soit avec la dignité qui convient à la majesté royale ; que le vieillard s’exprime avec une gravité sentencieuse ; que les discours des amants soient remplis de sentiments si vifs que ceux qui les écoutent s’en trouvent émus. Que dans les monologues le personnage soit tout entier transformé, et que par ce changement il force le spectateur à s’identifier avec lui ; qu’il se parle et se réponde à lui-même d’une façon naturelle ; et s’il forme des plaintes amoureuses, qu’il n’oublie point le respect dû au beau sexe. Que les dames conservent en toute circonstance la décence qu’elles doivent avoir ; et si elles se travestissent, — ce qui est toujours très-agréable au public, — que ce changement de costume soit bien motivé. Enfin ne peignez jamais des choses impossibles, car la première maxime, c’est que l’art ne peut imiter que ce qui est vraisemblable.

Que le valet ne traite point de sujets trop relevés ; et gardez-vous de mettre dans sa bouche de ces traits d’esprit que nous avons vus dans quelques comédies étrangères.

Que jamais vos personnages ne contredisent leur caractère ; qu’ils se souviennent jusqu’au bout de ce qu’ils ont dit d’abord ; en un mot, qu’on ne puisse pas leur adresser le reproche que l’on fait à l’Œdipe de Sophocle, qu’il a oublié son combat contre Laïus.

Embellissez de quelque sentence, de quelque plaisanterie, de vers plus soignés, la fin de vos scènes, pour que l’acteur, à sa sortie, ne laisse pas l’auditoire dans de mauvaises dispositions. Dans le premier acte, mettez l’exposition ; dans le second, que l’intrigue se noue, et faites en sorte que jusqu’à la moitié du troisième personne ne puisse prévoir le dénoûment. Trompez toujours la curiosité du spectateur en lui indiquant comme possible un résultat tout différent de celui que les événements semblent annoncer.

Appropriez avec goût la versification au sujet que vous traitez. Les dixains conviennent pour les plaintes ; le sonnet est bien placé dans un monologue ; les récits demandent le vers des romances[1], quoiqu’ils brillent on ne peut plus dans les octaves. Les tercets sont destinés aux choses graves, et les redondilles aux conversations amoureuses[2].

Employez aussi habilement les figures de rhétorique : d’abord, au commencement d’un discours, la répétition et la métaphore ; puis, l’ironie, l’apostrophe, la dubitation, l’exclamation.

Tromper en disant vrai est un artifice d’un succès infaillible, et nous le retrouvons dans toutes les comédies de Miguel Sanchez, digne de mémoire pour cette ingénieuse invention. Le public ne cesse d’applaudir ces conversations à double entente, chacun croyant être seul à comprendre ce que dit l’un des acteurs, et jouissant de l’erreur de l’autre.

Les événements où l’honneur est intéressé sont les sujets qu’il faut préférer, parce qu’ils émeuvent puissamment les âmes. Peignez aussi de préférence les actions vertueuses, car la vertu est partout aimée. En effet, ne voyons-nous pas chaque jour que l’acteur qui joue les rôles de traître devient odieux à tous, qu’on évite sa rencontre, et que même les marchands refusent de lui vendre ; tandis que l’acteur qui représente un honnête homme, on l’aime, on l’honore, on l’accueille, on le recherche, on le fête jusque dans les meilleures maisons.

Bornez à quatre feuilles l’étendue de chaque acte ; douze feuilles remplissent la durée qu’il convient de donner au spectacle, et plus de longueur lasserait la patience de l’auditoire[3]. Si vous vous permettez des critiques, qu’elles ne dégénèrent point en satires claires et manifestes ; rappelez-vous que c’est pour un abus semblable que les comédies furent jadis défendues dans la Grèce et dans Rome. Piquez, mais ne blessez pas ; car celui qui outrage ne doit attendre ni faveur dans le présent, ni renommée dans l’avenir.

Voilà ce que vous pouvez regarder comme des aphorismes, vous qui ne vous préoccupez point des préceptes de l’art ancien. Pour aujourd’hui je n’ai pas le loisir d’en dire davantage.

Quant à ce qui concerne les trois parties de l’appareil et de la décoration scénique, c’est l’affaire des directeurs de théâtre : qu’ils étudient Vitruve, qu’ils consultent Valère Maxime, Petrus Crinitus, et Horace en ses Épîtres, ils y trouveront l’art de disposer les temples, les arbres, les maisons, les cabanes, en peinture. Pour le costume, ils s’adresseront, au besoin, à Julius Pollux. Et vraiment c’est une des barbaries qui nous choquent le plus dans la comédie espagnole, que de voir paraître un Turc avec une collerette à l’européenne, et un Romain en haut-de-chausses.

Mais de tous les barbares, nul ne mérite ce titre plus que moi, puisque j’ai l’insolence de donner des préceptes contre l’art, et que je me laisse entraîner au courant, au risque d’être traité d’ignorant par l’Italie et la France. Mais qu’y pourrais-je faire ? En comptant celle que j’ai terminée cette semaine, j’ai composé quatre cent quatre-vingt-trois comédies, et, six exceptées, tout le reste pèche grièvement contre les règles de l’art. Après tout, je défends ce que j’ai écrit, d’autant que mes pièces, j’en suis persuadé, autrement composées et meilleures, n’auraient pas été ainsi goûtées du public ; car bien souvent ce qui est contre la justice et la loi est par cela même ce qui plaît le plus.

  1. Le vers octosyllabique, usité dans les romances nationales.
  2. Note wikisource : dans les différents fac-simile de cette édition que nous avons pu consulter, les deux pages comportant la fin de ce texte sont manquantes ; les derniers paragraphes proviennent donc d’une édition plus ancienne (1862) de la même traduction.
  3. La feuille contenait de deux cent cinquante à trois cents vers. Cela fait donc de mille à douze cents vers par acte, et de trois mille à trois mille six cents pour la comédie.