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que de la conquête, vers le milieu du seizième siècle[1]. Un soldat espagnol, espèce de gracioso, nommé Rebolledo, placé en faction à l’entrée d’un fort, s’endort de fatigue. Le général, qui fait sa ronde, voyant cette sentinelle peu vigilante, réveille Rebolledo en le piquant avec la pointe de son épée. Sur quoi notre sentinelle ouvrant les yeux et reprenant peu à peu ses sens : « Vive Dieu ! je m’étais endormi. Je rêvais que j’étais un âne, et que j’avais pour maître un laboureur, lequel, après son travail, regagnait content sa maison ; et pour me faire aller plus vite, le patron me piquait par derrière. C’est ce rêve bizarre qui m’a réveillé ! »

Notre ami Rebolledo, surpris dans une plantation de bananiers, a été fait prisonnier par les Araucans. Ceux-ci, quelque peu anthropophages, l’examinent en le dévorant des yeux. L’un : « Il me paraît un peu maigre ; c’est égal ! » Un autre : « Il faut le tuer à coups de flèches, et puis nous le mangerons. » Et l’on va le tuer, lorsqu’un troisième s’élance : « Arrêtez ! ne tirez pas !… Je crois qu’il serait mieux que nous le rôtissions tout vif. » Pendant ce singulier dialogue, Rebolledo, peu rassuré, se tait ; mais à la fin, le courage et l’esprit lui revenant, il dit qu’il a une affreuse maladie, une maladie telle, qu’en Espagne, lorsqu’un quadrupède ou un oiseau en est atteint, celui qui mange de leur chair meurt bientôt dans le délire ; et les Araucans épouvantés le laissent vivre, ne se doutant pas que la maladie de Rebolledo est tout simplement l’échappatoire.

En voici une autre qui m’a toujours paru d’une finesse d’observation admirable ; mais elle est un peu leste, et j’en avertis le lecteur scrupuleux. À lui de ne pas lire ce qui suit. — Un jeune laboureur dont un seigneur, au moyen âge, a enlevé la fiancée, va la réclamer au château avec un porcher de ses amis. Le seigneur les fait mettre à la porte. Le jeune laboureur se désole, et il confie à son ami que ce qui l’afflige le plus c’est de penser qu’un autre a eu sa fiancée. « Je suis sûr que non, dit l’ami. — Quoi ! tu le penses ?… et qui te le fait croire ? — Eh ! parbleu ! c’est que s’il l’avait eue, il te l’aurait rendue ! »

  1. La pièce à laquelle nous empruntons cette citation et la suivante est intitulée el Arauco domado (l’Arauque dompté).