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l’hospitalité généreuse que tu m’as donnée malgré ta modeste fortune : ce sont ces papiers, ces cartes marines qui contiennent mon testament, mes dernières dispositions. Je n’ai point d’autres biens ; en te les laissant, je te laisse toutes les richesses du pauvre pilote. Mais tu sauras qu’à mon dernier voyage, comme j’allais sur la mer, vers le ponant, tout à coup s’éleva une affreuse tempête, laquelle m’emporta dans des parages où je vis de mes yeux un ciel tout nouveau et une terre inconnue, — une terre dont l’existence n’est pas même soupçonnée par les hommes, et que cependant j’ai touchée de mes pieds. La même tempête qui m’avait porté là malgré moi, me ramena en quelque sorte en Espagne, après avoir exercé sa fureur non-seulement sur les mâts et les agrès du vaisseau, mais sur ma propre vie, à laquelle elle a porté un coup funeste. Prends mes cartes, et vois si tu te sens suffisant à une telle entreprise, persuadé que si Dieu te vient en aide, tu obtiens un renom immortel. » À peine il achevait ces mots, qu’il rendit le dernier soupir. — Pour moi, qui, malgré l’humilité de ma condition, me sens l’intelligence et le courage qu’exigent les grandes choses (c’est sans vanité que je me donne cet éloge), je veux, si vous m’accordez votre protection, être le premier argonaute de ce pays inconnu. Oui, sire, je veux vous donner un nouveau monde qui vous paye en tribut de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, et d’où vous tiriez plus encore d’honneur et de gloire. Confiez-moi un certain nombre de Portugais, quelques vaisseaux, quelques caravelles ; je franchirai avec eux des eaux qu’on n’a point franchies jusqu’à ce jour, et je vous ferai reconnaître comme seigneur souverain de ce monde et de ses habitants.

Le Roi.

Je ne sais, Colomb, comment j’ai pu sans rire t’écouter jusqu’à la fin. Tu es, en vérité, l’homme le plus fou que l’on ait jamais vu sous le ciel. Eh quoi ! un pauvre diable que tu as vu mourir dans un accès frénétique a pu t’abuser ainsi en te donnant quelques chiffons de papier ! car j’aime à croire que tu n’es pas un rusé intrigant, et que tu n’aurais pas osé te jouer à moi. — Les cosmographes les plus célèbres ont toujours divisé la terre en trois parties que l’on nomme l’Europe, l’Asie et l’Afrique. L’Europe, qui est la plus petite des trois, a pour ville principale Rome, et pour principales contrées l’Espagne, l’Italie, la France, la Grèce, la Germanie[1] ; l’Afrique, plus importante (je dis en étendue, en grandeur), et qui autrefois s’enorgueillissait de Carthage, contient la Libye, l’Éthiopie, l’Égypte, la Numidie, la Mauritanie ; l’Asie, qui jadis obéissait à Troie, renferme la Médie, la Perse, l’Albanie, la Palestine, la Judée,

  1. Parmi les principales contrées de l’Europe, l’Angleterre n’est pas nommée. Serait-ce à cause qu’elle est détachée du continent ? ou bien serait-ce que Lope, en bon Espagnol, lui gardait rancune de l’échec de l’Armada ?