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aîné, depuis longtemps perdu de vue, et qui était parvenu au grade d’alferez ou d’enseigne. Ce frère fut tué, dès le commencement de l’expédition, dans une rencontre partielle avec quelques vaisseaux hollandais. Peu de jours après, la tempête et l’amiral Dracke dispersaient la flotte invincible.

Heureusement, comme l’observe à ce sujet lord Holland, si les poëtes sentent avec plus de vivacité que les autres hommes, ils ont aussi plus de moyens de consolation : la muse vient toujours les trouver aux heures difficiles. Lope fut visité par elle, et pendant les loisirs que laisse une longue navigation, il composa la Beauté d’Angélique, poëme en vingt chants, imité de l’Arioste. Il fallait être doué d’une imagination bien puissante pour écrire un poëme en de pareilles circonstances. Je ne parle pas des souvenirs cruels non encore effacés ; mais, dit Lope quelque part, « le bruit des vagues pendant d’effroyables tempêtes remplaçait pour moi le doux murmure des ruisseaux. C’était la vapeur de la foudre enflammée qui devait rappeler au poëte l’air embaumé par les émanations des fleurs ; le fracas de l’artillerie lui tenait lieu du ramage des oiseaux ; et au lieu d’arbres et de verdure, il ne voyait que des mâts, des voiles et des cordages goudronnés[1]. »

Au retour de cette expédition, j’ai idée que Lope se plaça successivement comme secrétaire chez deux ou trois grands seigneurs espagnols établis en Italie, où il passa quelques années. Il profita de son séjour pour visiter les principales villes, Naples, Parme, Milan, dont il a peint les mœurs dans plusieurs de ses comédies[2]. Enfin il rentra à Madrid avec le comte de Lemos, le même qui eut aussi l’honneur de protéger Cervantes ; et peu après son retour, il épousa en secondes noces doña Juana de Guardio, femme, dit-on, d’une rare beauté, et non moins distinguée par ses qualités morales ; en un mot, à ce qu’il paraît, une autre Isabelle.

C’est à partir de cette époque (1590-1592) que Lope commença de travailler sérieusement pour le théâtre. Outre sa vocation, qu’il avait dû enfin reconnaître, un autre motif l’animait. « La pauvreté et moi, dit-il quelque part, nous

  1. Philomèle, chant ii.
  2. Voyez La discreta venganza, — El anzuelo de Fenisa, etc., etc.