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JOURNÉE I, SCÈNE II.

Théodore.

Vous voulez récompenser ma bonne volonté. J’ai là le vôtre.

La Comtesse.

Eh bien, gardez-le. Mais non, il vaudrait mieux le déchirer.

Théodore.

Le déchirer ?

La Comtesse.

Mon Dieu ! oui. La perte ne serait pas grande, et l’on perd quelquefois des choses de plus de valeur.

Elle sort.
Théodore.

Elle est partie !… Qui eût jamais cru qu’une femme si noble et si sage osât donner aussi brusquement à connaître son amour ? Mais il peut se faire aussi que je m’abuse… Cependant je ne me rappelle pas qu’elle m’ait jamais dit : « La perte ne serait pas grande, et l’on perd quelquefois des choses de plus de valeur. » Mais à quoi m’arrêté-je ? tout cela, ce sont discours et badinages de femme… Eh non !… la comtesse est si raisonnable, si sage, que rien ne serait plus contraire à son caractère sérieux que des plaisanteries de ce genre… Les plus grands seigneurs de Naples lui font la cour : et moi, qui suis engagé ailleurs, me voilà dans la position la plus délicate. — Peut-être a-t-elle su que j’aimais Marcelle, et sachant mon secret, elle aura voulu se moquer de moi. — Mais non, ce n’est pas cela, et le visage ne rougit pas ainsi quand on s’amuse ; et puis, j’en reviens toujours à ce point, elle n’aurait pas dit que l’on perd quelquefois des choses de plus de valeur. Comme la rose se colore et s’entr’ouvre aux pleurs de l’aurore, ainsi animée des plus brillantes couleurs et du plus vif incarnat, elle fixait sur moi ses regards… Ce que je vois, ce que j’entends, ou je suis le jouet d’une vaine illusion, ou bien cela n’est pas assez s’il y a là un sentiment sérieux, et cela est trop si ce n’est qu’un badinage. — Mais, ô ma pensée, ne va pas t’égarer en courant après la grandeur… Je pourrais dire, après la beauté. Car Diane est charmante, et son esprit égale sa beauté.


Entre MARCELLE.
Marcelle.

Puis-je vous parler un moment ?

Théodore.

L’occasion est favorable ; et, d’ailleurs, pour vous, Marcelle, la mort ne m’effrayerait pas.

Marcelle.

Et moi, pour vous voir et vous parler, j’exposerais mille fois ma vie. J’ai attendu le jour avec l’impatience de la tourterelle laissée seule dans son nid, et lorsque j’ai vu l’aurore qui annonçait le lever du soleil, je me suis dit : « Moi aussi je vais voir le soleil de mon cœur. » Il s’est passé depuis hier au soir bien des choses. La