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masse visqueuse et grouillante et de ses vieux crocs mordit la bête en plein cœur.

Puis, il regagna la surface, lentement, comme un nageur doit le faire pour changer de pression. Près du canot et toujours dans l’eau, tandis qu’il décollait de ses membres l’effroyable dépouille, l’incorrigible vieux luron entonna l’hymne de triomphe que des générations sans nombre de pêcheurs de pieuvres ont chanté avant lui :

Ô Kanaloa des nuits sacrées !
Dresse-toi sur le fond solide,
Dresse-toi sur le fond où se tient la pieuvre !
Dresse-toi pour l’arracher à la mer profonde !
Debout, ô Kanaloa !
Que la pieuvre aplatie s’éveille !
Que la pieuvre aplatie étende…

Je fermai les yeux et me bouchai les oreilles, sans lui offrir mon aide, certain qu’il remonterait seul dans l’esquif instable sans le moindre risque de le faire chavirer.

— Une bien belle pieuvre, chantonna-t-il. C’est une femelle. Je vais maintenant te dire le chant du cauris… le cauris rouge qui nous sert d’appât pour la pieuvre…

— Tu t’es comporté ignominieusement, hier, aux obsèques, lui dis-je pour lui imposer silence. On m’a tout raconté. Tu as fait beaucoup de bruit et tu as assourdi tout le monde par tes chants. Tu as bu comme un trou. Ces excès ne valent rien à ton âge. Un beau jour, tu te réveilleras dans l’autre monde. Aujourd’hui, tu devrais être sans force…

Il éclata de rire :

— Toi qui n’as pas bu de rasades, qui n’étais pas né alors que j’étais déjà un vieil homme, qui t’es couché hier en même temps que le soleil et les poules, tu ressembles à une loque. Explique-m’en la raison. Mes oreilles ont autant soif d’apprendre que mon gosier avait soif de boire hier. Pourtant, aujourd’hui, je suis, comme disait cet Anglais venu ici sur son yacht, je suis en bonne forme, en excellente forme.

— Je renonce à comprendre, lui répliquai-je en haussant les épaules. Un fait certain, est que le diable ne veut pas de toi. Ta réputation comme chanteur t’aura précédé aux enfers.

— Non ! dit-il, après avoir longuement réfléchi. Tu te trompes. Le diable me recevra au contraire avec plaisir, car je lui réserve quelques jolis chants, des histoires scandaleuses, des aventures sur les hauts aliis (dignitaires).

« Laisse-moi t’expliquer le secret de ma naissance. Fils de l’Océan, je suis né dans un canot double au cours d’une tempête, à l’entrée de la passe de Kahoolave. C’est de la mer que je tiens ma force. Quand je me jette dans ses bras pour l’embrasser, comme je l’ai fait tout à l’heure, je recouvre aussitôt ma vigueur. Pour moi, elle est la mamelle nourricière, la source de vie…

— Ô Mânes d’Antée ! songeai-je.

— Quelque jour, poursuivit Kohokumu, quand je serai vraiment