Page:London - Le Talon de fer, trad. Postif.djvu/418

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui me rappela violemment à mes sens lorsque je me retrouvai devant le peuple de l’Abîme ; mais cette fois c’était bien un courant, et il se déversait dans ma direction. Puis je m’aperçus que je n’avais rien à craindre. Le flot coulait lentement, et de ses profondeurs s’élevaient des gémissements, des lamentations, des malédictions, des radotages séniles, des insanités hystériques. Il roulait les tout jeunes et les très vieux, les faibles et les malades, les impuissants et les désespérés, toutes les épaves de l’Abîme. L’incendie du grand ghetto du quartier sud les avait vomis dans l’enfer des combats de rue, et je n’ai jamais su où ils allaient ni ce qu’ils étaient devenus[1].

J’ai le vague souvenir d’avoir brisé une devanture et de m’être cachée dans une boutique, pour éviter un attroupement poursuivi par des soldats. À un autre moment, une bombe a éclaté près de moi dans une rue paisible où, bien que j’aie regardé dans tous les sens, je n’ai pu entrevoir aucun être humain. Ma prochaine réminiscence distincte débute par un coup de fusil : je m’aperçois soudain que je sers de cible à un soldat en automobile. Il m’a manquée, et instantanément je me mets à

  1. On s’est longtemps demandé si le ghetto du sud avait été incendié accidentellement, ou volontairement par les Mercenaires ; aujourd’hui, il est définitivement établi que le feu y fut mis par les Mercenaires d’après les ordres formels de leurs chefs.