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J’arrivai là brusquement, comme un touriste rencontrant inopinément un cours d’eau rapide. Mais cette rivière-là ne coulait pas. Figée dans la mort, étale et unie, elle s’étendait d’un bord à l’autre et recouvrait même les trottoirs : de distance en distance, tels des glaçons entassés, des monceaux de corps en brisaient la surface. Pauvres gens de l’Abîme, pauvres serfs traqués, ils gisaient là comme des lapins de Californie après une battue[1]. J’observai cette voie funèbre dans les deux sens : il ne s’y produisait pas un mouvement, pas un bruit. Les bâtiments muets regardaient la scène de leurs nombreuses fenêtres. Une fois, pourtant, et une fois seulement, je vis un bras remuer dans ce fleuve léthargique. Je jurerais que ce bras se convulsa en un geste d’agonie, en même temps que se soulevait une tête ensanglantée, spectre d’horreur indicible, qui me baragouina quelque chose d’inarticulé, puis retomba et ne bougea plus.

Je vois encore une autre rue bordée de maisons tranquilles, et je me souviens de la panique

  1. À cette époque, la population était si clairsemée que la pullulation des bêtes sauvages devenait fréquemment un fléau. En Californie s’établit la coutume des battues de lapins. À un jour fixé, tous les fermiers d’une localité se réunissaient et balayaient la contrée en lignes convergentes, poussant les lapins par vingtaine de mille vers un enclos préparé d’avance, où des hommes et des gamins les assommaient à coups de trique.