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Cependant, il avait sa fierté à lui. Comment un aigle n’en aurait-il pas ? Se sentir divin, raisonnait-il, ce serait beau chez un dieu, sans doute : mais n’est-ce pas encore plus superbe chez l’homme, molécule infime et périssable de la vie ? C’est ainsi qu’il s’exaltait lui-même en proclamant sa propre mortalité. Il se plaisait à réciter certain fragment d’un poème qu’il n’avait jamais lu tout entier et dont il n’avait jamais pu connaître l’auteur. Je transcris ce fragment non seulement parce qu’il l’aimait, mais parce que c’est un résumé du paradoxe qu’il était par lui-même et dans sa conception de sa propre spiritualité. L’homme capable de réciter les vers suivants en frémissant d’un brûlant enthousiasme, pouvait-il n’être qu’un peu de limon inconsistant, d’énergie fugitive et de forme éphémère ?

Des joies et des joies et des mieux en mieux
Me sont destinés par droit de naissance,
Et je veux clamer à pleine puissance
De mes nombreux jours l’hymne élogieux.
Jusqu’à l’âge extrême où meurent les dieux
Dussé-je souffrir toute mort humaine,
Du moins j’aurai bu jusqu’à perdre haleine
Et j’aurai vidé ma coupe bien pleine
Du vin de mes bonheurs en tous temps et tous lieux.
J’aurai tout savouré, la féminité douce,
Et le sel du pouvoir, et l’orgueil et sa mousse.
J’en boirais bien la lie à genoux ; car l’émoi
Du breuvage est bon, et me donne envie
De boire à la mort, de boire à la vie.
Quand ma vie un jour me sera ravie,
Je passerai ma coupe aux mains d’un autre moi.