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JACK LONDON

— Décidément, vous n’y comprenez rien ! s’écria-t-il. Non, la vie en elle-même n’est rien. C’est l’imagination de l’homme qui lui donne tout son mérite. Et c’est pourquoi, en ce moment, elle est extraordinaire pour moi.

« Oui, devant cette belle nuit, une étrange exaltation m’envahit. Il me semble que l’univers est à moi, que je vois clair dans la vérité et dans la justice, dans le bien et le mal. Et je pourrais presque croire en Dieu.

« Mais (Son visage s’assombrit, alors que sa voix se faisait plus rauque.) la cause de cette exaltation est purement matérielle. La tiédeur de l’atmosphère, un estomac bien garni et une bonne digestion, voilà ce qui met en effervescence le ferment vital que je suis et fait pétiller mon sang comme du champagne. Et demain… Eh bien, demain, comme l’ivrogne qui a cuvé son vin, je paierai, en retombant à plat dans la réalité, cet instant d’ivresse.

« Puis, le jour où je mourrai — ce sera sur mer très vraisemblablement — je m’en irai au fond de l’eau, pourrir et servir de pâture aux bouches qui me guettent. Ma vie et mes muscles redeviendront existence et force dans la nageoire, dans l’écaille et dans les boyaux des poissons. Le champagne, en ce qui me concerne, aura cessé de pétiller pour devenir une boisson insipide.

Et Loup Larsen me quitta, aussi soudainement qu’il était venu. Je le vis, quelques instants après, qui arpentait le pont avec la souplesse d’un tigre.

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