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JACK LONDON

prétextes les plus futiles, à blesser, à estropier et à détruire.

J’avais, jusqu’à cette heure, ignoré la bestialité humaine et ce dont elle était capable. Je n’avais jamais connu que des discussions à fleur de peau, avec les gens bien élevés qui composaient ma société. Qu’étaient les piques que s’amusait à me décocher parfois mon ami Charley Furuseth, qui excellait dans l’épigramme, les médisances spirituelles où se complaisaient, derrière le dos l’un de l’autre, les membres du Cercle du Bibelot ?

Le snob que j’étais hier, en se retournant sur sa couche entre deux cauchemars, découvrait avec effroi une face de la vie qui lui était demeurée, jusque-là, complètement inconnue, une brutalité insoupçonnée, à laquelle s’adaptait, beaucoup mieux que mes théories idéalistes, la cynique philosophie matérialiste de Loup Larsen.

Et je m’épouvantais de plus en plus, à la pensée que j’étais sur une pente où je me sentais glisser malgré moi.

Ces hommes qui assouvissaient, sans aucune retenue, leurs mutuelles colères, qui, comme une chose toute naturelle, se bagarraient comme des forcenés et faisaient couler leur sang, à quoi m’entraîneraient-ils avec eux ? À quelle ignoble dégradation n’étais-je pas destiné ?

La rossée infligée par Leach à Thomas Mugridge était, du point de vue de la pure morale, parfaitement répréhensible. J’en riais pourtant, avec une

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