Quand je revois tout cela, je sais parfaitement que c’était bas et stupide. Mais à cette époque je ne regardais pas en arrière ; je coudoyais John Barleycorn et commençais à le tolérer. J’avais devant moi une vie périlleuse et cruelle. Je vivais enfin les aventures dont j’avais lu tant de récits.
Nelson, surnommé « Le Jeune Griffeur », Young Scratch, pour le distinguer de son père « Le Vieux Griffeur », Old Scratch, naviguait sur la chaloupe Reindeer, en compagnie d’un certain « Le Peigne[1] ». Le Peigne était un risque-tout, et Nelson un fou furieux. Il avait vingt ans et le corps d’un Hercule. Quand deux ans plus tard il fut abattu à Bénicia, le juge avoua qu’il n’avait jamais vu un homme si large d’épaules étendu sur les dalles de la morgue.
Nelson ne savait ni lire ni écrire. Son père l’avait traîné à sa suite sur la baie de San Francisco, et la vie à bord lui était devenue une seconde nature. Sa force était prodigieuse, et sa réputation de violence, parmi les gens de mer, était légendaire. Il lui prenait des rages de Berserker[2] et, à ces instants-là, il se laissait aller à des actes insensés et effroyables. Je fis sa connaissance lors de la première croisière du Razzie-Dazzle : je le vis mettre le Reindeer à la voile en un clin d’ceil et draguer des huîtres aux yeux de nous tous, qui restions mouillés sur deux ancres, par crainte de nous échouer.