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je n’aurais jamais osé dire à Scotty qu’il n’y entendait rien dans la navigation des petits bateaux. Mais John Barleycern s’arrange toujours pour vous délier la langue et vous faire dégoiser vos pensées les plus secrètes.

Scotty ou John Barieycorn, ou tous les deux, se montrèrent naturellement offensés de mes remarques. Cela ne me fit pas baisser le ton. Je me sentais capable de rosser un matelot déserteur de dix-sept ans. Scotty et moi fumions et ragions comme deux jeunes coqs ; heureusement, le harponneur versa une autre rasade pour nous faire oublier notre querelle.

Nous nous réconciliâmes sur-le-champ. Enlacés par le cou, nous échangeâmes des vœux d’amitié éternelle — tout comme Black Matt et Tom Morrisey, qu’il me semblait revoir dans la cuisine de San Mateo. Ce souvenir me convainquit que j’étais enfin un homme — malgré mes quatorze ans — un homme découplé et brave comme ces deux géants qui s’étaient chamaillés puis raccommodés en ce mémorable dimanche d’antan.

À ce moment nous atteignions la phase lyrique de l’ivresse. Je joignis ma voix à celle de Scotty et du harponneur dans des bribes de romances et de chansons de matelots. C’est là, dans la cabine de l’Idler, que j’entendis, pour la première fois, Blow the man doum, Flying Cloud et Whisky, Johnny, whisky. Oh, c’était superbe ! Je commençais à saisir le sens de la vie. Ceci faisait oublier la banalité quotidienne, l’estuaire d’Oakland, la distribution fastidieuse de journaux aux portes, la livraison de la glace et les quilles que je devais relever.