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titubai et tombai contre leurs sabots devant le soc luisant de la charrue. Je m’en souviens encore, et je vois mon père tirer si violemment sur les rênes que les bêtes faillirent s’écrouler sur moi. Il m’a dit ensuite qu’il s’en était fallu d’un cheveu que je ne sois éventré. Je me souviens vaguement aussi qu’il me transporta dans ses bras vers les arbres qui se trouvaient à l’orée du champ, que le monde entier tournait et tanguait autour de moi, et que j’étais pris de terribles nausées auxquelles s’ajoutait la consternation de la faute que je savais avoir commise.

Je passai l’après-midi à dormir sous les arbres et quand mon père m’éveilla au soleil couchant, ce fut un petit garçon bien malade qui se leva et se traîna péniblement jusqu’à la maison. J’étais épuisé, comme écrasé par le poids de mes membres, et dans mon ventre je sentais une vibration semblable à celle d’une harpe qui me montait à la gorge et au cerveau. Dans l’état où j’étais, j’avais l’impression de m’être débattu contre le poison. En réalité, j’avais bel et bien été intoxiqué[1].

Pendant les semaines et les mois qui suivirent, je ne portai pas plus d’intérêt à la bière que je n’en témoignai au fourneau de la cuisine après m’y être brûlé. Les grandes personnes disaient vrai : la bière est mauvaise pour les enfants. Elles-mêmes l’avalaient sans répugnance, mais elles n’en éprouvaient pas non plus pour les

  1. Il convient de tenir compte que la bière américaine est alcoolisée souvent à de fortes doses, alors qu’en général on considère, chez nous, cette boisson comme inoffensive. La même remarque s’applique à la bière anglaise.