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— Whisky ! dis-je avec l’air détaché de quelqu’un qui a déjà répété ce commandement un millier de fois.

Et quel whisky ! Je l’engloutis d’un trait. Brrr ! J’en sens encore le goût.

Je restai suffoqué devant le prix payé par French Frank : quatre-vingts cents. C’était une insulte à mes habitudes d’économie. Quatre-vingts cents, l’équivalent de huit longues heures de mon labeur à la machine, descendus dans nos gosiers et engloutis comme ça… en un clin d’œil, ne laissant qu’une saveur désagréable dans la bouche. Décidément, ce French Frank était un prodigue !

J’avais hâte de sortir, de fuir au soleil, sur la mer, dans mon splendide bateau. Mais personne ne bougeait, pas même l’Araignée, mon équipage. La tête trop lourde, je n’entrevoyais pas pourquoi ils s’attardaient ainsi. Depuis, j’ai souvent pensé à l’impression que j’ai dû leur faire, moi, le nouveau venu, admis parmi eux au comptoir, qui ne m’étais pas fendu d’une tournée !

À mon insu, French Frank ravalait sa rancœur depuis la veille. À présent qu’il tenait en poche l’argent du Razzle-Dazzle, sa conduite à mon égard devenait étrange. Je sentis ce changement d’attitude et je vis un éclair de haine briller dans ses yeux. Tout cela m’étonnait. Plus je connaissais d’hommes, plus les hommes me paraissaient bizarres. Johnny Heinhold se pencha vers moi à travers le comptoir et me coula dans l’oreille : « C’est à toi qu’il en veut. Prends garde ! » Je montrai par un signe de tête que je comprenais son insinuation et, que j’en tiendrais compte, avec l’air d’un homme.