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L’heure des chansons arriva ; Léon entonna Le cambrioleur de Boston et Loulou la Négresse, la Reine nous fit entendre Si j’étais petit oiseau, et Tess, Oh ! ménagez ma pauvre fille ! L’hilarité se déchaîna en rafale. Je pus esquiver quelques rasades sans être remarqué ou rappelé à l’ordre. Et, comme je me tenais sous le capot, la tête et les épaules sorties, il m’était facile de lancer le vin par-dessus bord.

Voici à peu près comment je raisonnais : c’est par bizarrerie qu’ils aiment cet immonde breuvage. Tant pis pour eux ! Je ne tiens nullement à contrarier leurs goûts. Ma virilité exige, suivant leurs singulières notions, que je paraisse aimer le vin. Parfait, je lui ferai bonne figure. Mais je n’en boirai que la quantité inévitable.

Bientôt la Reine se mit à me faire la cour, à moi, dernier venu de la flotte des pirates — non pas simple matelot, mais capitaine propriétaire. Elle m’emmena prendre l’air sur le pont. Naturellement, elle n’était pas sans savoir que French Frank se mordait les poings de rage bas — ce que j’ignorais totalement.

Tess vint s’asseoir près de nous sur la cabine. Puis l’Araignée et Bob nous rejoignirent et, enfin, Mme Hadley et French Frank. Nous restâmes là à chanter, verre en main, tandis que circulait la dame-jeanne pansue. J’étais le seul de toute la bande qui pût se dire vraiment sobre.

Nul plus que moi n’était capable de savourer la situation. Dans cette atmosphère de bohème, je ne pouvais m’empêcher de comparer mon rôle actuel avec celui de la veille lorsque, assis devant ma machine dans une atmosphère renfermée et suffocante, je répétais sans relâche et, a toute vitesse les mêmes gestes d’automate.