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m’en rendis compte, j’eus tout de même assez de courage pour ne pas me laisser happer à nouveau par l’existence bestiale que je menais à la machine.

Je voulais me laisser emporter par les vents de l’aventure. Or ils soufflaient sur les cotres des pirates et les éparpillaient d’un bout à l’autre de la baie de San-Francisco, depuis les bancs d’huîtres et les hauts-fonds sur lesquels on se battait la nuit jusqu’au marché matinal, le long des quais, où les revendeurs ambulants et les hôteliers descendaient acheter la marée.

Toute incursion sur les parcs à huîtres était une félonie, punie par la prison, la livrée infamante ou les fers. Et après ? Les bagnards fournissaient des journées moins longues que les miennes à l’usine. Et j’entrevoyais une existence cent fois plus romanesque comme pilleur d’huîtres ou même forçat qu’à demeurer esclave de la machine.

Derrière tout cela, ma jeunesse pétulante percevait le chuchotement du romanesque, l’invite de l’aventure. Je fis part de mes désirs à Mammie Jenny, la vieille négresse qui m’avait allaité. Plus prospère que mes parents, elle soignait des malades et gagnait d’assez bonnes semaines. Je lui demandai si elle consentirait à alléger son bas de laine en faveur de son « nourrisson blanc ». Si elle consentait ! tout ce qu’elle possédait était à moi.

Puis je me mis en quête de French Frank, un pilleur d’huîtres qui, disait-on, cherchait à vendre son sloop, le Razzie Dazzle. Je découvris celui-ci ancré dans la partie de l’estuaire voisine de l’Alameda, près du pont de Webster. À bord, se trouvaient des visiteurs qu’il régalait de vin. Il monta sur le pont pour discuter l’affaire. Il voulait bien vendre, mais c’était dimanche, et cet après-midi-là il recevait des invités. Le lendemain, me dit-il, il ré-