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lit et avant que mes yeux s’alourdissent, je m’arrangeais pour voler un peu de temps que je consacrais à la lecture.

Mais bien souvent je ne quittais pas la fabrique avant minuit. Parfois je trimais dix-huit et vingt heures d’affilée. Une fois même je restai à ma machine trente-six heures consécutives. Il s’écoula des semaines entières durant lesquelles je ne lâchais pas ma besogne avant onze heures ; ces jours-là, je rentrais me coucher à minuit passé ; on m’appelait à cinq heures et demie pour m’habiller, manger, courir au travail et me retrouver à mon poste au coup de sifflet de sept heures. Impossible alors de dérober le moindre instant pour mes chers livres.

Mais, direz-vous, quel rôle pouvait jouer John Barleycorn dans cette tâche éreintante, stoïque, d’un gosse qui avait à peine atteint ses quinze uns ? Il en jouait un très large, et je vais vous le démontrer. Souvent je me demandais si le but de la vie était de nous transformer ainsi en bêtes de somme. Pas un cheval, dans la ville d’Oakland, ne peinait aussi longtemps que moi. Si c’était là l’existence, je n’en raffolais pas.

Je me rappelais mon petit bateau, amarré au quai et dont le fond s’incrustait maintenant de coquillages ; je me rappelais le vent qui soufflait tous les jours sur la baie, les levers et couchers de soleil que je ne voyais plus, la morsure de l’air salin dans mes narines et le l’eau salée sur ma chair quand je plongeais par-dessus bord ; je me rappelais toute la beauté, les merveilles et les jouissances sensuelles du monde dont on me privait.

Il n’y avait qu’un moyen d’échapper à ce métier abrutissant : partir au loin sur l’eau et y gagner mon pain. Or la vie de marin conduisait inévitablement à John Barleycorn. Je l’ignorais. Et, quand je