Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nord et de baleinières fracassées dans les glaces arctiques.

— Impossible de nager dans cette eau glacée, me confiait le harponneur. En une minute, tu te replies en deux et tu coules. Quand une baleine démolit ton bateau, la seule chose à faire est de te plaquer le ventre le long d’un aviron, de façon que tu puisses flotter lorsque le froid t’enroule.

— Pour sûr, dis-je, remerciant de la tête d’un air assuré, que moi aussi je chasserais la baleine et verrais ma barque fracassée dans l’Océan Arctique.

De fait, j’enregistrai ce conseil comme un renseignement précieux et le classai dans mon cerveau, où il est resté jusqu’à ce jour.

Cependant je n’osais placer un mot… au début tout au moins. Grands dieux ! Je n’avais que quatorze ans et de ma vie je ne m’étais aventuré sur l’Océan. Je me contentais d’écouter les deux loups de mer et de démontrer ma virilité en levant le coude avec eux, rondement et crânement, coup sur coup.

L’alcool produisait son effet sur moi. Les paroles de mes deux compagnons emplissaient l’étroite cabine de l’Idler et passaient à travers mon cerveau comme de grandes rafales de vent frais ; en imagination je vivais mes années à venir et me laissais bercer aux flots de l’aventure dans un monde superbe, insensé et sauvage.

Nous devenions expansifs. Toutes contraintes et réserves s’évanouissaient. On aurait dit que nous nous connaissions de tout temps et nous nous jurâmes de voyager ensemble pendant des années. Le harponneur nous fit part de ses mésaventures et misères innombrables. Scotty fondit en larmes en parlant de sa pauvre vieille maman, à Edimbourg : une grande dame, insistait-il, de haute naissance, qui avait