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rines dans leurs cardans, les cartes au revers bleu roulées négligemment et rangées dans un coin, les signaux en ordre alphabétique et un compas de marinier piqué dans la cloison pour tenir un calendrier.

Enfin, je vivais, je me trouvais là sur mon premier bateau, un bateau de contrebandier, et traité en camarade par un harponneur et un marin déserteur anglais qui disait s’appeler Scotty.

La première chose que firent le harponneur de dix-neuf ans et le marin de dix-sept, pour prouver qu’ils étaient des hommes, fut de se conduire comme tels. Le harponneur suggéra qu’il serait éminemment désirable de prendre quelque chose, et Scotty chercha dans ses poches des pièces d’argent et de nickel. Puis l’autre s’éloigna avec un flacon rose pour le faire emplir dans quelque maison louche, car il n’y avait pas de débit autorisé aux environs. Nous absorbâmes l’immonde tord-boyaux dans des gobelets. Devais-je paraître moins fort, moins brave, que le harponneur et le marin ?

Ils étaient des hommes et en témoignaient par leur façon de boire, indice infaillible de virilité. Je bus donc avec eux, coup sur coup, sans hésiter, bien que la sale drogue ne pût se comparer avec une tablette de caramel ou un délicieux « boulet de canon ». À chaque lampée, je frémissais et je m’emportais la gorge, mais je dissimulais, comme un homme, symptôme de répugnance.

Le flacon fut rempli et vidé plusieus fois cet après-midi-là. Je possédais, en tout et pour tout, vingt cents, mais je les alignai bravement, regrettant au fond" l’énorme quantité de sucreries que représentait une telle somme.