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portuné par une pointe d’injustice : il n’y avait pas de ma faute, mais ma mauvaise conduite subsistait néanmoins. Je pris la ferme résolution de ne plus jamais toucher aux boissons fermentées : nul chien enragé n’éprouva plus d’aversion contre l’eau que moi contre l’alcool.

Et pourtant ce que je veux établir en fin de compte, c’est que cette expérience, si terrible qu’elle fût, ne m’a pas empêché de renouer étroitement connaissance avec John Barleycorn. Même à cette époque, j’étais enveloppé de forces qui me poussaient vers lui. En premier lieu, exception faite de ma mère, qui ne modifia jamais sa manière de voir là-dessus, toutes les grandes personnes me semblaient envisager l’incident avec tolérance, comme une bonne plaisanterie dont il n’y avait pas à rougir. Quant aux garçons et aux filles, ils gloussaient et pouffaient au souvenir du rôle qu’ils avaient joué dans l’affaire ; ils prenaient plaisir à raconter comment Larry avait sauté sur ma poitrine et s’en était allé dormir sous le pont, comment Un Tel avait couché à la belle étoile sur les dunes de sable et ce qui était advenu à cet autre garçon tombé dans le fossé.

Je le répète : autant que j’aie pu voir, la honte n’existait nulle part. Ç’avait été quelque chose d’un comique irrésistible, endiablé, un épisode joyeux et magnifique dans la monotonie de la vie de labeur qu’on menait sur cette côte froide et brumeuse.

Les garçons de ferme irlandais plaisantaient sur mon exploit et me tapotaient le dos de si bonne humeur que j’eus l’impression d’avoir accompli un acte héroïque. Pierre et Dominique se montraient fiers de mes prouesses bachiques. La moralité ne faisait pas grise mine à l’ivrognerie. D’ailleurs, tout le monde buvait. La communauté ne comptait pas un seul