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blait pire, et je voulais vivre coûte que coûte.

Quand, avec mon expérience de buveur, je jette un regard en arrière, je sais maintenant pourquoi je ne me suis pas écroulé sur la table. Comme je l’ai dit, j’étais figé et paralysé par l’effroi. Mon seul mouvement consistait à porter à mes lèvres cette procession interminable de verres. J’étais semblable à un récipient immobile et bien équilibré où l’on aurait versé toute cette quantité de liquide, celui-ci demeurait inerte dans mon estomac insensibilisé par la peur. J’étais trop effrayé même pour vomir. Toute cette bande d’Italiens s’émerveillaient à la vue du petit prodige qui engloutissait du vin avec l’impassibilité d’un automate. J’ose affirmer sans bravade qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil.

L’heure du départ arriva. Les singeries auxquelles se livraient les jeunes ivrognes avaient décidé bon nombre de leurs compagnes, qui conservaient encore des idées nettes, à les arracher de là. Je me retrouvai à la porte, à côté de ma petite amie. Elle n’avait pas traversé les mêmes péripéties que moi ; elle était restée sobre. Fascinée par les titubations des garçons qui marchaient à côté de leurs bonnes amies, elle se mit à les imiter. Je trouvai cela très amusant et je m’appliquai à en faire autant. Mais le vin ne l’excitait pas elle, tandis que tous mes gestes faisaient monter à mon cerveau les fumées de l’ivresse. Dès le début, mon jeu était plus réaliste que le sien, au point que j’en fus étonné moi-même après quelques minutes. Je vis un des jeunes gens, après une embardée de six pas, s’arrêter au bord de la route, regarder gravement le fossé et, après toutes les apparences d’une mûre réflexion, y accomplir une digne culbute. C’était, pour moi, d’un comique irrésis-