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À portée de ta main ! Quant au requin, je me charge de l’occuper. »

Aveuglément, je tendis ma main du côté indiqué et, à peine conscient de mon acte, je la refermai nerveusement sur la corde que j’avais saisie, En même temps, je sentis que, de la goélette, on me tirait.

Je tournai la tête et regardai derrière moi. Il n’y avait plus trace d’Otoo.

Une seconde après, il reparaissait à la surface. Ses deux mains qu’il avait volontairement introduites dans la gueule du monstre, pour l’empêcher de se refermer sur moi, étaient coupées aux poignets et le sang giclait des moignons.

« Otoo… », appela-t-il doucement, en levant vers moi un regard qui débordait d’amour.

C’était la première fois, depuis tant d’années, qu’il me donnait ce nom : Otoo.

« Adieu, Otoo ! cria-t-il, adieu ! »

Et, tandis que l’on me hissait à bord, où je m’évanouissais dans les bras du capitaine, il s’enfonçait, à jamais, au gouffre bleu.

Nous nous étions rencontrés dans la gueule de l’ouragan et ce fut la gueule d’un requin qui nous sépara. Jamais, jamais, camaraderie pareille à celle qui nous avait unis n’exista entre un homme blanc et un homme de couleur.

Et s’il est vrai que, du haut du ciel où il trône, Jéhovah a les yeux ouverts sur le moindre passereau, Otoo, le païen, le seul païen qu’il y eût encore à Bora-Bora, n’occupera pas la dernière place au paradis des bienheureux.