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pouvoir de mettre un terme à son rire, si absurde que fût celui-ci.

Il parvint enfin à se dominer et les contractions spasmodiques qui lui secouaient la gorge disparurent peu à peu.

Il y eut encore un répit. Subienkow, s’efforçant de détourner ailleurs sa pensée, la reporta vers son passé.

Il se souvint de son père et de sa mère, et du petit poney tacheté qui le portait, lorsqu’il était enfant, et du précepteur français qui lui avait enseigné à danser et lui avait, un jour, dans un accès d’indignation, arraché des mains un vieux volume usé de Voltaire qu’il lisait. Il revit passer, devant ses yeux, et Paris et Rome, et le morne Londres, et Vienne si gai. Il lui sembla qu’il se retrouvait en compagnie du groupe ardent de ses jeunes concitoyens, qui rêvaient comme lui d’une Pologne indépendante, avec un roi polonais, sur le trône de Varsovie.

Là commençait l’interminable piste. À tous ses amis il avait seul survécu, et de tous ces nobles cœurs disparus il refit le compte, un à un. Deux avaient été exécutés à Saint-Pétersbourg, pour commencer. Un autre avait été battu à mort, par son geôlier. Puis, sur cette grande route, tachée de sang où ils s’en allaient vers l’exil sibérien et où ils avaient marché durant des mois entiers, maltraités et frappés par leurs gardes cosaques, un quatrième était tombé d’épuisement, pour ne plus se relever. Ses derniers camarades étaient morts dans les mines, de fièvre ou sous le knout. Deux d’entre eux, qui survivaient comme lui, avaient tenté de s’évader, en sa compagnie. Ils avaient péri dans la bataille avec les Cosaques. Il était, personnellement, parvenu à gagner le Kamchatka, grâce à l’argent et aux papiers volés d’un voyageur rencontré, qu’il avait laissé gisant sur la neige.

Toujours la barbarie l’avait enveloppé, bestiale et brutale. Elle l’avait cerné, invisible et le guettant déjà,