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ment son tir ; nulle crainte de mal viser, par suite d’un tremblement intempestif, dû au froid de ses mains. Et non moins impossible était-il, au passant éventuel, de deviner le traquenard, de se douter seulement qu’une arme invisible était, à demeure, braquée sur lui.

On était dans l’arrière-saison. À mesure que les nuits devenaient plus longues, la lumière du jour, qui permettait de surveiller la piste, diminuait d’autant.

Il y eut un soir où, tandis que Morganson était à souper, un traîneau, qui allait dans la direction du Sud, passa dans les ténèbres, en faisant tinter ses clochettes.

Dans son impuissance d’agir, Morganson se mit à mâcher ses biscuits, avec une morne colère. Le mauvais sort conspirait contre lui. Seul, un misérable Indien, depuis qu’il attendait, avait passé, songeait-il, tandis qu’il faisait clair. Et le traîneau avait, au contraire, filé dans la nuit. Voilà qui était souverainement injuste !

Dans son désespoir, il se le figura, ce traîneau qu’il n’avait pas vu. Il portait sa vie à lui.

Tandis qu’il était là, perdu dans la neige, sous sa tente glacée, à sentir sa propre vie s’évanouir ou s’épuiser ; tandis que le défaut de nourriture l’avait affaibli à ce point qu’il en était devenu incapable presque de se porter, le traîneau miraculeux avait des chiens pour le tirer, des vivres pour ranimer sa vie, de l’or qui lui permettrait de gagner la mer, qui lui rendrait le soleil et la civilisation.

De quel droit ce traîneau, qui synthétisait toutes ces bonnes choses, s’était-il éclipsé ? Il lui appartenait légitimement, et non à d’autres. Il était sa vie.

Cette pensée lui fut, toute la nuit, une obsession exaspérée.

La farine tirant à sa fin et étant sur le point de manquer bientôt, Morganson revint à sa ration de quatre biscuits, deux le matin et deux le soir. Sa

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