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L'ILLUSTRATION

avait souffert. Il parla aussi d’une façon incohérente de sa mère, de la Californie du Sud si ensoleillée et d’une maison parmi les orangers et les fleurs.

Peu de jours après, il était à table avec les hommes de science et les officiers du bord. Il dévorait des yeux toute cette nourriture et la regardait, avec anxiété, disparaître dans la bouche des autres. Alors que chaque bouchée était avalée, ses yeux prenaient une expression de regret profond. Il avait toute sa raison ; pourtant il haïssait ces gens pendant les repas. La crainte que les vivres ne dureraient pas le poursuivait. Il demanda au cuisinier, au boy de la cabine, au capitaine, des renseignements sur les provisions du magasin. Ils le rassurèrent maintes fois, mais il ne pouvait pas les croire et trouva des raisons pour fureter dans la cambuse afin de vérifier de ses propres yeux.

On remarqua que l’homme devenait gros ; chaque jour il engraissait visiblement. Les savants hochèrent la tête et firent des théories. Ils rationnèrent l’homme à ses repas ; mais cependant sa ceinture augmentait et se gonflait d’une façon prodigieuse sous sa chemise.

Les marins souriaient : ils savaient, et, lorsque les savants surveillèrent l’homme, ils surent aussi. Ils le virent aller à l’avant, le déjeuner fini, accoster un marin, la main tendue, comme un mendiant. Le marin sourit et lui passa un morceau de biscuit de mer. Il le saisit, le regarda comme un avare regarde de l’or, et le cacha dans son sein. Les autres marins, tout en riant de lui, donnèrent de pareilles aumônes.

Les hommes de science furent discrets et le laissèrent tranquille, mais ils examinèrent sa couchette en secret. Elle était tapissée de biscuits : le matelas en était bourré ; chaque crevasse, chaque coin en était rempli. Pourtant, il avait toute sa raison. Il prenait ses précautions contre une autre famine possible, voilà tout. Les savants dirent qu’il en guérirait, et cela lui passa avant que la chaîne de l’ancre du Bedford ne grinçât dans la baie de San Francisco.