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L'AMOUR DE LA VIE

étaient chassieux et veinés de sang ; la tête semblait pendre mollement et sans volonté. L’animal clignotait continuellement sous le soleil, et semblait malade : tandis qu’il regardait, la bête renifla et toussa de nouveau.

Cela au moins était réel, pensa-t-il ; il se retourna afin de voir la réalité du monde que la vision lui avait cachée. Mais la mer brillait encore dans le lointain et le vaisseau se voyait clairement. Était-ce la réalité après tout ? Il ferma les yeux pendant longtemps, pensa, puis il comprit. Il avait marché dans la direction nord-est, s’éloignant de la chaîne de Dease et allant dans la vallée Coppermine. Cette mer éblouissante, c’était l’océan Arctique ; ce bateau était un baleinier qui s’était égaré bien à l’est de l’embouchure du Mackenzie et qui était ancré dans le golfe du Couronnement. Il se rappelait la carte de la Compagnie de la baie d’Hudson, qu’il avait vue il y a longtemps… Tout était clair maintenant.

Il se mit sur son séant et appliqua son attention aux choses du présent. Il avait usé complètement les morceaux de couverture qui le chaussaient, et ses pieds étaient en lambeaux. Sa dernière couverture était partie ; rifle et couteau manquaient tous deux. Il avait perdu son chapeau quelque part ainsi que les allumettes qui étaient dans la coiffe ; mais celles qu’il gardait contre sa poitrine étaient à l’abri dans sa blague à tabac et dans le papier huilé. Il regarda sa montre : elle marquait onze heures et marchait encore ; évidemment il n’avait pas oublié de la remonter.

Calme et maître de lui, quoique étant extrêmement faible, il n’éprouvait aucune sensation de douleur. Il n’avait pas faim ; la pensée de manger ne lui était même pas plaisante, et tout ce qu’il faisait n’était fait que par sa raison seule. Il déchira les jambes de ses pantalons jusqu’aux genoux et s’en enveloppa les pieds. D’une manière ou de l’autre, il avait réussi à garder son seau de fer-blanc. Il allait avoir de l’eau chaude avant d’entreprendre ce qui lui semblait devoir être un voyage terrible vers le navire.

Ses mouvements étaient lents ; il tremblait, comme pris de paralysie ; lorsqu’il commença à ramasser de la mousse sèche, il s’aperçut qu’il ne pouvait pas se tenir sur ses jambes. À plusieurs reprises il essaya, puis se contenta de se traîner sur les mains et les genoux. Une fois, il se traîna du côté du loup malade. L’animal se dérangea de son chemin tout en léchant ses babines d’une langue qui semblait avoir à peine la force de se replier. L’homme remarqua que, contre l’ordinaire, la langue n’avait pas la rougeur de l’état sain ; d’un brun jaunâtre, elle semblait sèche et couverte d’un mucus rugueux.

Après avoir bu un quart d’eau chaude, l’homme constata qu’il lui était possible de se tenir debout, même de marcher autant qu’un moribond peut le faire. Presque à chaque minute, il était obligé de se reposer ; ses pas étaient faibles et incertains, comme l’étaient ceux du loup qui le suivait ; et, lorsque la mer brillante disparut dans l’obscurité, il ne s’en était rapproché que de quatre milles.

Pendant la nuit, il entendit la toux du loup malade et de temps à autre le beuglement des veaux caribous. Ceux-là représentaient la vie pleine de santé ; mais il savait bien que le loup malade s’attachait aux pas de l’homme malade dans l’espoir que l’homme mourrait le premier. Le matin, en ouvrant les yeux, il remarqua en effet le loup qui le regardait avec des yeux envieux et affamés. La bête se tenait accroupie, la queue entre les jambes, comme un chien misérable et triste : elle grelottait dans le vent glacial du matin, et, sans force, montrait les dents quand l’homme lui parlait d’une voix qui ne s’élevait qu’à un chuchotement rauque.

Le soleil se leva brillant, et pendant toute la matinée l’homme, chancelant et tombant, alla dans la direction du navire qui était toujours là sur la mer étincelante. Le temps était parfait ; c’était le court été indien des hautes latitudes. Cela pouvait durer une semaine : demain ou après-demain cela pouvait changer.

Dans l’après-midi, il rencontra des traces : celles d’un autre homme qui n’avait pas marché, mais qui s’était traîné à quatre pattes. Il pensa que cela aurait pu être Bill, mais il y songea d’une façon vague et désintéressée. Il n’avait aucune