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de Principes innez. Liv. I.

on de gens, même parmi nous, qui ſe repréſentent Dieu aſſis dans les Cieux ſous la figure d’un homme, & qui s’en forment pluſieurs autres idées abſurdes & tout-à-fait indignes de cet Etre ſouverainement parfait ? Il y a eu parmi les Chrétiens, auſſi bien que parmi les Turcs, des Sectes entiéres qui ont ſoûtenu fort ſerieuſement que Dieu étoit corporel, & de forme humaine ; & quoi qu’à préſent on ne trouve gueres de perſonnes parmi nous, qui faſſent profeſſion ouverte d’être Anthropomorphites, (j’en ai pourtant vû qui me l’ont avoûé)[1] je croi que qui voudroit s’appliquer à le rechercher, trouveroit parmi les Chrétiens ignorans & mal inſtruits, bien des gens de cette opinion. Vous n’avez qu’à vous entretenir ſur cet article avec le ſimple Peuple de la campagne, ſans preſque aucune diſtinction d’âge, & avec les jeunes gens ſans faire preſque aucune différence de condition, & vous trouverez que, bien qu’ils ayent fort ſouvent le nom de Dieu dans la bouche, les idées qu’ils attachent à ce mot, ſont pourtant ſi étranges, ſi groteſques, ſi baſſes & ſi pitoyables ; que perſonne ne pourroit ſe figurer qu’ils les ayent appriſes d’un homme raiſonnable, tant s’en faut que ce ſoient des caractéres qui ayent été gravez dans leur Ame par le propre doigt de Dieu. Et dans le fond, je ne vois pas que Dieu déroge plus à ſa Bonté, en n’ayant point imprimé dans nos Ames des idées de lui-même, qu’en nous envoyant tout nuds dans ce Monde ſans nous donner des habits, ou en nous faiſant naître ſans la connoiſſance innée d’aucun Art. Car étant douez des Facultez néceſſaires pour apprendre à pourvoir nous-mêmes à tous nos beſoins, c’eſt faute d’induſtrie & d’application, de notre part, & non un défaut de Bonté, de la part de Dieu, ſi nous en ignorons les moyens. Il eſt auſſi certain qu’il y a un Dieu, qu’il eſt certain que les Angles oppoſez qui ſe font par l’interſection de deux lignes droites, ſont égaux. Et il n’y eut jamais de Créature raiſonnable qui ſe ſoit appliquée ſincerement à examiner la vérité de ces deux Propoſitions qui ait manqué d’y donner ſon conſentement. Cependant il eſt hors de doute, qu’il y a bien des hommes qui n’ayant pas tourné leurs penſées de côté-là, ignorent également ces deux véritez. Que ſi quelqu’un juge à propos de donner à cette diſpoſition où ſont tous les hommes de découvrir un Dieu, s’ils s’appliquent à rechercher les preuves de ſon exiſtence, le nom de Conſentement univerſel, qui ſûrement n’emporte autre choſe dans cette rencontre, je ne m’y oppoſe pas. Mais un tel Conſentement ne ſert non plus à prouver que l’idée de Dieu ſoit innée, qu’il le prouve à l’égard de l’idée de ces Angles dont je viens de parler.

§. 17.Si l’idée de Dieu n’eſt pas innée, aucune autre idée ne peut être regardée en cette qualité. Puis donc que, quoi que la connoiſſance de Dieu ſoit l’une des découvertes qui ſe préſentent le plus naturellement à la Raiſon humaine,

  1. Cette réflexion de M. Locke me fait ſouvenir de ce que me dit il y a quelque temps une perſonne de bonne Maiſon, dont l’éducation n’a point été négligée, & qui ne manque pas d’eſprit. Etant venu à parler devant elle, de la Toute-preſence de Dieu, elle s’aviſa de me ſoûtenir que Dieu n’étoit pas ſur la terre pendant le Deluge de Noé. Cette Objection me ſurprit ; & je lui demandai, ſur quoi elle étoit fondée. C’eſt me repliqua-t-on, que ſi Dieu eût été alors ſur la Terre, il ſe ſeroit noyé. Suivant cette perſonne, Dieu a certainement un corps, & qui reſſemble ſi fort au nôtre, qu’il ne ſauroit ſe conſerver dans l’eau comme celui des Poiſſons.