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Qu’il n’y a point

ſon pourrons-nous avoir de croire que le Monde Payen, c’eſt-à-dire, la plus grande partie du Genre Humain, aît eu dans l’Eſprit des idées de Dieu que Dieu lui-même aît eu ſoin d’y graver, de peur qu’ils ne tombaſſent dans l’erreur ſur ſon ſujet ? Que ſi ce conſentement univerſel qu’on preſſe ſi fort, prouve qu’il y a quelque idée innée de Dieu, elle ne ſignifiera autre choſe, ſinon que Dieu a gravé dans l’Ame de tous les hommes qui parlent le même Langage, un nom pour le déſigner, mais attacher à ce nom aucune idée de lui-même : puiſque ces Peuples qui conviennent du nom, ont en même temps des idées fort différentes touchant la choſe ſignifiée. Si l’on m’oppoſe, que par cette diverſité de Dieux que les Payens adoroient, ils n’avoient en vûë que d’exprimer figurément les différens attributs de cet Etre incomprehenſible, ou les différens emplois de ſa Providence, je répons, que ſans m’amuſer ici à rechercher ce qu’étoient ces différens Dieux dans leur prémiére origine, je ne crois pas que perſonne oſe dire, que le Vulgaire les aît regardez comme de ſimples attributs d’un ſeul Dieu. Et en effet, ſans recourir à d’autres témoignages, on n’a qu’à conſulter le Voyage de l’Evêque de Beryte (Chap. XIII.) pour être convaincu que la Théologie des Siamois admet ouvertement la pluralité des Dieux, ou plûtôt, comme le remarque judicieusement l’Abbé de Choiſy dans ſon ** Pag. 107/177 Journal du Voyage de Siam, qu’elle conſiſte proprement à ne reconnoître aucun Dieu.

§. 16. Si l’on dit, que parmi toutes les Nations du Monde les Sages ont eu de véritables idées de l’Unité & de l’Infinité de Dieu, j’en tombe d’accord. Mais ſur cela je remarque deux choſes.

La prémiére, c’eſt que cela exclut l’univerſalité de conſentement en tout ce qui regarde Dieu, excepté le nom ; car ces Sages étant en fort petit nombre, un peut-être entre mille, cette univerſalité ſe trouve reſſerrée dans des bornes fort étroites.

Je dis en ſecond lieu, qu’il s’enſuit clairement de là que les idées les plus parfaites que les Hommes ayent de Dieu, n’ont pas été naturellement gravées dans leur Ame, mais qu’ils les ont acquiſes par leur méditation, & par un légitime uſage de leurs Facultez, puiſqu’en différens Lieux du Monde les perſonnes ſages & appliquées à la recherche de la Vérité, ſe ſont fait des idées juſtes ſur ce point, auſſi bien que pluſieurs autres, par le ſoin qu’ils ont pris de faire un bon uſage de leur Raiſon ; pendant que d’autres croupiſſant dans une lâche négligence, (& ç’a toûjours été le plus grand nombre) ont formé leurs idées au hazard, ſur la commune tradition, & ſur les notions vulgaires, ſans ſe mettre fort en peine de les examiner. Ajoûtez à cela, que ſi l’on a droit de conclurre que l’idée de Dieu ſoit innée, de ce que tous les gens ſages ont eu cette idée, la Vertu doit auſſi être innée, parce que les gens ſages en ont toûjours eu une véritable idée.

Tel étoit viſiblement le cas où ſe trouvoient tous les Payens : & quelque ſoin qu’on ait pris parmi les Juifs, les Chrétiens & les Mahometans, qui ne reconnoiſſent qu’un ſeul Dieu, de donner de véritables idées de ce Souverain Etre, cette Doctrine n’a pas ſi fort prévalu ſur l’Eſprit des Peuples, imbus de ces différentes Religions, pour faire qu’ils ayent une véritable idée de Dieu & qu’ils en ayent tous la même idée. Combien trouveroit-