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de Principes innez. Liv. I.

tion entiére d’hommes, aſſez stupides pour n’avoir aucune idée de Dieu : cela, dis-je, me ſemble auſſi ſurprenant que d’imaginer des hommes qui n’auroient aucune idée des Nombres, ou du Feu.

§. 10. Le nom de Dieu ayant été une fois employé en quelque endroit de Monde pour ſignifier un Etre ſuprême, tout-puiſſant, tout-ſage, & inviſible, la conformité qu’une telle idée a avec les Principes de la Raiſon, & l’intérêt des hommes qui les portera toûjours à faire ſouvent mention de cette idée, doivent la répandre néceſſairement fort loin, & la faire paſſer dans toutes les Générations ſuivantes. Mais ſuppoſé que ce mot ſoit généralement connu, & que cette partie du Genre Humain, qui eſt peu accoûtumée à penſer, y ait attaché quelques idées vagues & imparfaites, il ne s’enſuit nullement de là que l’idée de Dieu ſoit innée. Cela prouveroit tout au plus, que ceux qui auroient fait cette découverte, ſe ſeroient ſervis comme il faut de leur Raiſon, qu’ils auroient fait des Réflexions ſerieuſes ſur les Cauſes des choſes & les auroient rapportées à leur véritable origine ; de ſorte que cette importante notion ayant été communiquée par leur moyen à d’autres hommes moins ſpéculatifs, & ceux-ci l’ayant une fois reçüe, il ne pouvoit guere arriver qu’elle ſe perdît jamais.

§. 11. Que l’idée de Dieu n’eſt point innée. C’eſt là tout ce qu’on pourroit conclurre de l’idée de Dieu, s’il étoit vrai qu’elle ſe trouvât univerſellement répanduë dans l’Eſprit de tous les hommes, & que dans tous les Païs du Monde, elle fût généralement reçuë, de tout homme qui ſeroit parvenu à un âge mûr, car le conſentement général de tous les hommes à reconnoître Dieu, ne s’étend pas plus loin, à mon avis. Que ſi l’on ſoûtient qu’un tel conſentement ſuffit pour prouver que l’idée de Dieu eſt innée, on en pourra tout auſſi bien conclurre que l’idée du Feu eſt innée, parce qu’on peut, à ce que je croi, aſſûrer poſitivement qu’il n’y a perſonne dans le Monde, qui ait quelque idée de Dieu, qui n’ait auſſi l’idée du Feu. Or je ſuis certain qu’une Colonie de jeunes Enfans qu’on enverroit dans une Ile où il n’y auroit point de feu, n’auroient abſolument aucune idée du feu, ni aucun nom pour le déſigner, quoi que ce fût une choſe généralement connuë par tout ailleurs. Et peut-être ces Enfans ſeroient-ils auſſi éloignez d’avoir aucun nom ou aucune idée pour exprimer la Divinité, juſqu’à ce que quelqu’un d’entr’eux s’aviſât d’appliquer ſon Eſprit à la conſideration de ce Monde & des cauſes de tout ce qu’il contient, par où il parviendroit aiſément à l’idée d’un Dieu. Après quoi, il n’auroit pas plûtôt fait part aux autres de cette découverte, que la Raiſon & le penchant naturel qui les porteroit à reflechir ſur un tel Objet, la répandroient enſuite, & la provigneroient, pour ainſi dire, au milieu d’eux.

§. 12.Il eſt convenable à la Bonté de Dieu, que tous les hommes ayent une idée de cet Etre ſuprême : Donc Dieu a gravé cette idée dans l’Ame de tous les hommes. Réponſe à cette Objection. Mais on replique à cela que c’eſt une choſe convenable à la Bonté de Dieu, d’imprimer dans l’Ame des hommes, des caractéres & des idées de lui-même, pour ne pas laiſſer dans les ténèbres & dans l’incertitude à l’égard d’un article qui les touche de ſi près, comme auſſi pour s’aſſûrer à lui-même les reſpects & les hommages qu’une Créature intelligente, telle que l’homme, eſt obligée de lui rendre. D’où l’on conclut qu’il n’a pas manqué de le faire.