Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/89

Cette page a été validée par deux contributeurs.
46
Qu’il n’y a point

plaintes qu’on fait en chaire du progrès de l’Atheïsme, ne ſoient que trop bien fondées. De ſorte, que, bien qu’il n’y ait que quelques ſcélerats entierement corrompus qui ayent l’imprudence de ſe déclarer Athées, nous en entendrions, peut-être, beaucoup plus qui tiendroient le même langage, ſi la crainte de l’Epée du Magiſtrat, ou les cenſures de leurs voiſins ne leur fermoient la bouche ; tout prêts d’ailleurs à publier auſſi ouvertement leur Atheïsme par leurs diſcours, qu’ils le font par les déreglemens de leur vie, s’ils étoient délivrez de la crainte du châtiment, & qu’ils euſſent étouffé toute pudeur.

§. 9. Mais ſuppoſé que tout le Genre Humain eût quelque idée de Dieu dans tous les endroits du Monde, (quoi que l’Hiſtoire nous enſeigne directement le contraire) il ne s’enſuivroit nullement de là que cette idée fût innée. Car quand il n’y auroit aucune Nation qui ne deſignât Dieu par quelque nom, & qui n’eût quelques notions obſcures de cet Etre ſuprême, cela ne prouveroit pourtant pas que ces notions fuſſent autant de caractères gravez naturellement dans l’Ame ; non plus que les mots de Feu, de Soleil, de chaleur, ou de nombre, ne prouvent point que les idées que ces mots ſignifient ſoient innées, parce que les hommes connoiſſent & reçoivent univerſellement les noms & les idées de ces choſes. Comme au contraire, de ce que les Hommes ne déſignent Dieu par aucun nom, & n’en ont aucune idée, on n’en peut rien conclurre contre l’exiſtence de Dieu, non plus que ce ne ſeroit pas une preuve, qu’il n’y a point d’Aimant dans le Monde, parce qu’une grande partie des hommes n’ont aucune idée d’une telle choſe, ni aucun nom pour la déſigner ; ou qu’il n’y a point d’Eſpéces differentes, & diſtinctes d’Anges ou d’Etres Intelligens au deſſus de nous, par la raiſon que nous n’avons point d’idée de ces Eſpèces diſtinctes, ni aucuns noms pour en parler. Comme c’eſt par le langage ordinaire de chaque Païs que les hommes viennent à faire proviſion de mots, ils ne peuvent guere éviter d’avoir quelque eſpèce d’idée des choſes dont ceux avec qui ils converſent, ont ſouvent occaſion de les entretenir ſous certains noms : & ſi c’eſt une choſe qui emporte avec elle l’idée d’excellence, de grandeur, ou, de quelque qualité extraordinaire, qui intereſſe par quelque endroit, & qui s’imprime dans l’eſprit ſous l’idée d’une puiſſance abſoluë & irréſiſtible qu’on ne puiſſe s’empêcher de craindre, une telle idée doit, ſuivant toutes les apparences, faire de plus fortes impreſſions & ſe répandre plus loin qu’aucun autre, ſur tout ſi c’eſt une idée qui s’accorde avec les plus ſimples lumiéres de la Raiſon, & qui découle naturellement de chaque partie de nos connoiſſances. Or telle eſt l’idée de Dieu : car les marques éclatantes d’une ſageſſe & d’une puiſſance extraordinaires paroiſſent ſi viſiblement dans tous les Ouvrages de la Création, que toute Créature raiſonnable qui voudra y faire une ſerieuſe réflexion, ne ſauroit manquer de découvrir l’Auteur de toutes ces merveilles ; & l’impreſſion que la découverte d’un tel Etre doit faire néceſſairement ſur l’Ame de tous ceux qui en ont entendu parler une ſeule fois, eſt ſi grande & entraine avec elle une ſuite de penſées d’un ſi grand poids, & propres à ſe répandre dans le Monde, qu’il me paroît tout-à-fait étrange, qu’il puiſſe ſe trouver ſur la Terre une Na-