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de Principes innez. Liv. I.

être adoré. Cependant elle ne peut en aucune maniére paſſer pour innée, à moins que les idées de Dieu & d’adoration ne ſoient auſſi innées. Or que l’idée ſignifiée par le terme d’adoration, ne ſoit pas dans l’Entendement des Enfans, comme un caractere originairement empreint dans leur Ame, c’eſt dequoi l’on conviendra, je penſe, fort aiſément, ſi l’on considére qu’il ſe trouve bien peu d’hommes faits qui en ayent une idée claire & diſtincte. Cela poſé, je ne vois pas qu’on puiſſe imaginer rien de plus ridicule que de dire, que les Enfans ont une connoiſſance innée de ce Principe de pratique, Dieu doit être adoré ; mais que pourtant ils ignorent quelle eſt cette adoration qu’il faut rendre à Dieu, en quoi conſiste tout leur devoir. Mais ſans appuyer davantage ſur cela, paſſons outre.

§. 8.L’idée de Dieu n’eſt point innée. Si aucune idée peut être regardée comme innée, on doit pour pluſieurs raiſons recevoir en cette qualité l’idée de Dieu, préferablement à toute autre : car il eſt difficile de concevoir comment il pourroit y avoir des Principes de Morale innez ſans une idée innée de ce qu’on nomme Divinité ; parce qu’ôté l’idée d’un Légiſlateur, il n’eſt plus poſſible d’avoir l’idée d’une Loi, & de ſe croire obligé de l’obſerver. Or ſans parler des Athées dont les Anciens ont fait mention, & qui ſont flétris de ce tître odieux ſur la foi de l’Histoire, n’a-t-on pas découvert, dans ces derniers ſiécles, par le moyen de la Navigation, des Nations entiéres qui n’avoient aucune idée de Dieu, à (a)(a) Rhoe apud Thevenot, p.2 Terrys 17/545 & Ovington 489/606.
(b) Jean de Lery, ch. 16.
(c) Dans le Borandya, Voyage des Païs Septentrionaux par le Sr. De la Martiniére, 210/322.
* Ex Paraquaria de Caaiguarum converſione.
(d) Relatio triplex de rebus Indicis Caaiguarum.
(e) Du Royaume de Siam Tom I. Part. II. ch. 9. Sect. 15. & Part. III. c.20. Sect. 22. & c. 22. Sect. 6.
(f) Ibid Part. III c. 20. Sect. 4. & c. 23.
la Baye de Soldanie, dans (b) le Breſil, & dans les (c) Iles Caribes, &c. Voici les propres termes de Nicolas del Techo dans les Lettres qu’il écrit * du Paraguai touchant la Converſion des Caaigues : Reperi eam gentem (d) nullum nomen habere quod Deum, & Hominis animan ſignificet, nulla ſacra habet, nulla idola ; c’eſt-à-dire, « J’ai trouvé que cette Nation n’a aucun mot qui ſignifie Dieu & l’Ame de l’Homme ; qu’elle n’obſerve aucun culte religieux, & n’a aucune idole ». Ces Exemples ſont pris de Nations où la Nature inculte a été abandonnée à elle-même ſans avoir reçu aucun ſecours des Lettres, de la Diſcipline & de la culture des Arts & des Sciences. Mais il ſe trouve d’autre Peuples qui ayant jouï de tous ces avantages dans un dégré très-conſiderable, ne laiſſent pas d’être privez de l’Idée & de la connoiſſance de Dieu. Bien des gens ſeront ſans doute ſurpris, comme je l’ai été, de voir que les Siamois ſont de ce nombre. Il ne faut pour s’en aſſurer, que conſulter La Loubere (e). Envoyé du Roi de France Louïs XIV. dans ce Païs-là, lequel (f) ne nous donne pas une idée plus avantageuſe à cet égard des Chinois eux-mêmes. Et ſi nous ne voulons pas l’en croire, les Miſſionaires de la Chine, ſans en excepter même les Jeſuites, grands Panegyriſtes des Chinois, qui tous s’accordent unanimement ſur cet article, nous convaincront que dans la Secte des Lettrez qui ſont le Parti dominant, & ſe tiennent attachez à l’ancienne Religion du Païs, ils ſont tous Athées. Voyez Navarette, & le Livre intitulé, Hiſtoria cultûs Sinenſium, Hiſtoire du culte Chinois.

Et peut-être que ſi nous examinions avec ſoin la vie & les diſcours de bien des gens qui ne ſont pas ſi loin d’ici, nous n’aurions que trop de ſujet d’appréhender que dans les Païs les plus civiliſez il ne ſe trouve pluſieurs perſonnes qui ont des idées fort foibles & fort obſcures d’une Divinité, & que les