Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/86

Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
de Principes innez. Liv. I.

que autre ſource. Or où il n’y a point d’Idées, il ne peut y avoir aucune connoiſſance, aucun aſſentiment, aucunes Propoſitions mentales ou verbales concernant ces Idées.

§. 2.Les idées & ſurtout celles qui compoſent les Propoſitions qu’on appelle Principes, ne ſont point nées avec les Enfans. Si nous conſiderons avec ſoin les Enfans nouvellement nez, nous n’aurons pas grand ſujet de croire qu’ils apportent beaucoup d’idées avec eux en venant au Monde. Car excepté, peut-être, quelques foibles idées de faim, de ſoif, de chaleur, & de douleur qu’ils peuvent avoir ſenti dans le ſein de leur Mére, il n’y a nulle apparence qu’ils ayent aucune idée établie, & ſur tout de celles qui répondent aux termes dont ſont composées ces Propoſitions générales, qu’on veut faire paſſer pour innées. On peut remarquer comment différentes idées leur viennent enſuite par dégrez dans l’Eſprit, & qu’ils n’en acquiérent juſtement que celles que l’expérience, & l’obſervation des choſes qui ſe préſentent à eux, excitent dans leur Eſprit ; ce qui peut ſuffire pour nous convaincre que ces idées ne ſont pas des caractéres gravez originairement dans l’Ame.

§. 3.Preuve de la même vérité. S’il y a quelque Principe inné, c’eſt, ſans contredit, celui-ci, Il est impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. Mais qui pourra ſe perſuader, ou qui oſera ſoûtenir, que les idées d’impoſſibilité & d’identité ſoient innées ? Eſt-ce que tous les hommes ont ces Idées, & qu’ils les portent avec eux en venant au Monde ? Se trouvent-elles les prémiéres dans les Enfans, & précedent-elles dans leur Eſprit toutes les autres connoiſſances, car c’eſt ce qui doit arriver néceſſairement, ſi elles ſont innées ? Dira-t-on qu’un Enfant a les idées d’impoſſibilité & d’identité, avant que d’avoir celle du blanc ou du noir, du doux ou de l’amer, & que c’eſt de la connoiſſance de ce Principe, qu’il conclut que l’abſinthe dont on frotte le bout des mammelles de la Nourrice, n’a pas le même goût que celui qu’il avoit accoûtumé de ſentir auparavant, lors qu’il tettoit ? Eſt-ce la connoiſſance qu’il a, qu’une choſe ne peut pas être & n’être pas en même temps, eſt-ce, dis-je, la connoiſſance actuelle de cette Maxime qui fait qu’il diſtingue ſa Nourrice d’avec un Etranger, qu’il aime celle-là, & évite l’approche de celui-ci ? Ou bien, eſt-ce que l’Ame règle ſa conduite, & la détermination de ſes jugemens, ſur des idées qu’elle n’a jamais eûës ? Et l’Entendement tire-t-il des Concluſions de Principes qu’il n’a point encore connus ni compris ? Ces mots d’impoſſibilité & d’identité marquent deux idées, qui ſont ſi éloignées d’être innées & gravées naturellement dans notre Ame, que nous avons beſoin, à mon avis, d’une grande attention pour les former comme il faut dans notre Entendement ; & bien loin de naître avec nous ; elles ſont ſi fort éloignées des penſées de l’Enfance & de la prémiére Jeuneſſe, que ſi l’on y prend bien garde, je croi qu’on trouvera, qu’il y a bien des hommes faits à qui elles ſont inconnuës.

§. 4.L’idée de l’Identité n’eſt point innée. Si l’idée de l’Identité (pour ne parler que de celle-ci) eſt naturelle, & par conſéquent ſi évidente & ſi préſente à notre Eſprit, que nous devions la connoître dès le berceau, je voudrois bien qu’un Enfant de ſept ans, ou même un homme de ſoixante-dix ans, me dît, ſi un homme qui eſt une Créature compoſée de corps & d’ame, eſt le même, lorſque ſon Corps eſt changé, ſi Euphorbe & Pythagore qui avoient eu la même Ame, n’étoient