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de pratique ne ſont innez. Liv. I.

S’ils ne peuvent l’être, nous devons les trouver dans tous les hommes ; & il faut qu’ils paroiſſent clairement dans l’Eſprit de chaque homme en particulier. Et s’ils peuvent être alterez par des Notions étrangéres, ils doivent paroître plus diſtinctement & avec plus d’éclat, lors qu’ils ſont plus près de leur ſource, je veux dire dans les Enfans & les Ignorans ſur qui les opinions étrangéres ont fait le moins d’impreſſion. Qu’ils prennent tel parti qu’ils voudront, ils verront clairement qu’il eſt démenti par des faits conſtans, & par une continuelle experience.

§. 21.On reçoit dans le Monde des principes qui ſe détruiſent les uns les autres. J’avoûerai ſans peine que des perſonnes de différent Païs, d’un temperament différent, & qui n’ont pas été élevées de la même maniére, s’accordent à recevoir un fort grand nombre d’Opinions comme prémiers Principes, comme Principes irrefragables, parmi leſquelles il y en a pluſieurs qui ne ſauroient être véritables, tant à cauſe de leur abſurdité, que parce qu’elles ſont directement contraires les unes aux autres. Mais quelque oppoſées qu’elles ſoient à la Raiſon, elles ne laiſſent pas d’être reçuës dans quelque endroit du Monde avec un ſi grand reſpect, qu’il ſe trouve des gens de bon ſens en toute autre choſe qui aimeroient mieux perdre la vie & tout ce qu’ils ont de plus cher, que de les revoquer en doute, ou de permettre à d’autres de les conteſter.

§. 22.Par quels dégrez les hommes viennent communément à recevoir certaines choſes pour Principes. Quelque étrange que cela paroiſſe, c’eſt ce que l’expérience confirme tous les jours ; & l’on n’en fera pas ſi fort ſurpris, ſi l’on conſidére par quels dégrez il peut arriver que des Doctrines qui n’ont pas de meilleures ſources que la ſuperſtition d’une Nourrice, ou l’autorité d’une vieille femme, deviennent, avec le temps, & par le conſentement des voiſins, autant de Principes de Religion, & de Morale. Car ceux qui ont ſoin de donner, comme ils parlent, de bons Principes à leurs Enfans, (& il y en a peu qui n’ayent fait proviſion pour eux-mêmes de ces ſortes de Principes qu’ils regardent comme autant d’articles de Foi) leur inſpirent les ſentimens qu’ils veulent leur faire retenir & profeſſer durant tout le cours de leur vie. Et les Eſprits des Enfans étant alors ſans connoiſſance, & indifférens à toute ſorte d’opinions, reçoivent les impreſſions qu’on leur veut donner, ſemblables à du Papier blanc ſur lequel on écrit tels caractéres qu’on veut. Etant ainſi imbus de ces Doctrines, dès qu’ils commencent à entendre ce qu’on leur dit, ils y ſont confirmez dans la ſuite, à meſure qu’ils avancent en âge, ſoit par la profeſſion ouverte ou le conſentement tacite de ceux parmi leſquels ils vivent, ſoit par l’autorité de ceux dont la ſageſſe, la ſcience, & la piété leur eſt en recommandation, & qui ne permettent pas que l’on parle jamais de ces Doctrines que comme de vrais fondemens de la Religion & des bonnes mœurs. Et voilà comment ces ſortes de Principes paſſent enfin pour des véritez inconteſtables, évidentes, & nées avec nous.

§. 23. A quoi nous pouvons ajoûter, que ceux qui ont été inſtruits de cette maniére, venant à reflechir ſur eux-mêmes lors qu’ils ſont parvenus à l’âge de raiſon, & ne trouvant rien dans leur Eſprit de plus vieux que ces Opinions, qui leur ont été enſeignées avant que leur Memoire tînt, pour ainſi dire, regître de leurs actions, & marquât la datte du temps auquel quelque choſe de nouveau commençoit de ſe montrer à eux, ils s’imaginent que ces pen-