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Que nuls Principes

leurs néceſſitez ; & lors qu’on vient à violer ces règles, à en témoigner du repentir, à en être affligé, & à prendre une ferme réſolution de ne pas le faire une autre fois ; quand, dis-je, on aura prouvé que ces gens-là connoiſſent & reçoivent actuellement pour règle de leur conduite tous ces Préceptes, & mille autres ſemblables qui ſont compris ſous ces deux mots Vertu & Péché, l’on ſera mieux fondé à regarder ces Règles & autres ſemblables, comme des Notions communes & des Principes de pratique. Mais avec tout cela, quand il ſeroit vrai, que tous les hommes s’accorderoient ſur les Principes de Morale, ce conſentement univerſel donné à des véritez qu’on peut connoître autrement que par le moyen d’une impreſſion naturelle, ne prouveroit pas fort bien que ces véritez fuſſent effectivement innées ; & c’eſt là tout ce que je prétens ſoûtenir.

§. 20.On objecte, que les Principes innez peuvent être corrompus. Réponſe à cette Objection. Ce ſeroit inutilement qu’on oppoſeroit ici ce qu’on a accoûtumé de dire, Que la coûtume, l’Education & les opinions générales de ceux avec qui l’on converſe peuvent obſcurcir ces Principes de Morale qu’on ſuppoſe innez, & enfin les effacer entierement de l’eſprit des hommes. Car ſi cette réponſe eſt bonne, elle anéantit la preuve qu’on prétend tirer du conſentement univerſel, en faveur des Principes innez, à moins que ceux qui parlent ainſi, ne s’imaginent que leur opinion particuliére, ou celle de leur Parti, doit paſſer pour un conſentement général, ce qui arrive aſſez ſouvent à ceux qui ſe croyant les ſeuls arbitres du Vrai & du Faux, ne comptent pour rien les ſuffrages de tout le reſte du Genre Humain. De ſorte que le raiſonnement de ces gens-là ſe réduit à ceci : « Les Principes que tout le Genre Humain reconnoit pour véritables, ſont innez : Ceux que les perſonnes de bon ſens reconnoiſſent, ſont admis par tout le Genre Humain : Nous & ceux de notre Parti ſommes des gens de bon ſens : Donc nos Principes ſont innez ». Plaiſante maniére de raiſonner qui va tout droit à l’infaillibilité ! Cependant ſi l’on ne prend la choſe de ce biais, il ſera fort difficile de comprendre comment il y a certains Principes que tous les hommes reconnoiſſent d’un commun conſentement, quoi qu’il n’y ait aucun de ces Principes que la Coûtume ou l’Education n’aît effacé de l’eſprit de bien des gens : ce qui ſe réduit à ceci, que tous les hommes reçoivent ces Principes, mais que cependant pluſieurs perſonnes les rejettent, & refuſent d’y donner leur conſentement. Et dans le fond, la ſuppoſition de ces ſortes de prémiers Principes ne ſauroit nous être d’un grand uſage : car que ces Principes ſoient innez ou non, nous ſerons dans un égal embarras, s’ils peuvent être alterez, ou entierement effacez de notre Eſprit par quelque moyen humain, comme par la volonté de nos Maîtres & par les ſentiments de nos Amis ; & tout l’étalage qu’on nous fait de ces prémiers Principes & de cette lumiére innée, n’empêchera pas que nous ne nous trouvions dans des ténèbres auſſi épaiſſes, & dans une auſſi grande incertitude que s’il n’y avoit point de ſemblable lumiére. Il vaut autant n’avoir aucune Règle, que d’en avoir une fauſſe par quelque endroit, ou que de ne pas connoître parmi pluſieurs Règles différentes & contraires les unes aux autres, quelle eſt celle qui eſt droite. Mais je voudrois bien, que les Partiſans des idées innées me diſſent, ſi ces Principes peuvent, ou ne peuvent pas être effacez par l’Education & par la Coûtume.