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Que nuls Principes

comme il faut des Facultez que nous avons reçûes de la Nature. Et pour moi, je croi que ceux qui donnent dans les extrémitez oppoſées, ſe trompent également, je veux dire, ceux qui poſent une Loi innée, & ceux qui nient qu’il y ait aucune Loi qui puiſſe être connuë par la lumière de la Nature, c’eſt-à-dire, ſans le ſecours d’une Revelation poſitive.

§. 14.Ceux qui ſoûtiennent qu’il y a des Principes de pratique innez, ne nous diſent pas quels ſont ces Principes. Il eſt ſi évident, que les hommes ne s’accordent point ſur les Principes de pratique, que je ne penſe pas, qu’il ſoit néceſſaire d’en dire davantage pour faire voir qu’il n’eſt pas poſſible de prouver par le conſentement général qu’il y ait aucune Règle de Morale, innée ; & cela ſuffit pour faire ſoupçonner que la ſuppoſition de ces ſortes de Principes n’eſt qu’une opinion inventée à plaiſir ; puiſque ceux qui parlent de ces Principes avec tant de confiance, ſont ſi réſervez à nous les marquer en détail. C’eſt pourtant ce qu’on auroit droit d’attendre de ceux qui font tant de fond ſur cette opinion. Leur refus nous donne ſujet de nous défier de leurs lumiéres ou de leur charité, puiſque ſoûtenant que Dieu a imprimé dans l’Ame des hommes, les fondemens de leurs connoiſſances, & les règles néceſſaires à la conduite de leur vie, ils s’intereſſent ſi peu pour l’inſtruction de leurs prochains, & pour le repos du Genre Humain, ſi fatalement diviſé ſur ce ſujet, qu’ils négligent de leur montrer quels ſont ces Principes de ſpéculation & de pratique. Mais à dire le vrai, s’il y avoit de tels Principes, il ne ſeroit pas néceſſaire de les indiquer à perſonne. Car ſi les hommes les trouvoient gravez dans leur Ame, ils pourroient aiſément les diſtinguer des autres véritez qu’ils viendroient à apprendre dans la ſuite, & à déduire de ces prémiéres connoiſſances ce que c’eſt que ces Principes, & combien il y en a. Nous ſerions auſſi aſſûrez de leur nombre que nous le ſommes du nombre de nos doigts ; & en ce cas-là, l’on ne manqueroit pas apparemment de les étaler un à un dans tous les Systémes. Mais comme perſonne, que je ſache, n’a encore oſé nous donner un Catalogue exact de ces Principes qu’on ſuppoſe innez, on ne ſauroit blâmer ceux qui doutent de la vérité de cette ſuppoſition, puiſque ceux-là même qui veulent impoſer aux autres la néceſſité de croire qu’il y a des Propoſitions innées, ne nous diſent point quelles ſont ces Propoſitions. Il eſt aiſé de prévoir, que ſi différentes perſonnes, attachées à différentes Sectes, entreprenoient de nous donner une liſte des Principes de pratiques qu’ils regardent comme innez, ils ne mettroient dans ce rang que ceux qui s’accordant avec leurs hypotheſes, ſeroient propres à faire valoir les opinions qui regnent dans leurs Ecoles, ou dans leurs Egliſes particuliéres : preuve évidente qu’il n’y a point de telles véritez innées. Bien plus, une grande partie des hommes ſont ſi éloignez de trouver en eux-mêmes de tels Principes de Morale innez, que dépouillant, les hommes de leur Liberté, & les changeant par-là en autant de Machines, ils détruiſent non ſeulement les Règles de Morale qu’on veut faire paſſer pour innées, mais toutes les autres, quelles qu’elles ſoient, ſans laiſſer aucun moyen de croire qu’il y en aît aucune, à tous ceux qui ne ſauroient concevoir qu’une Loi puiſſe convenir à autre choſe qu’à un Agent libre : de ſorte que ſur ce fondement on eſt obligé de rejetter tout principe de vertu, pour ne pouvoir allier la Morale avec la néceſſité d’agir en Machine : deux choſes qu’il n’eſt pas effectivement fort aiſé de concilier, ou de faire ſubſiſter enſemble.