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de pratique ne ſont innez. Liv. I.

prêt à punir le coupable ; & qu’en conſiderant d’un côté le plaiſir qui ſollicite à mal faire, on découvre en même temps la main de Dieu levée & en état de châtier celui qui s’abandonne à la tentation ; (car c’eſt ce que doit produire un Devoir qui eſt gravé naturellement dans l’Ame,) cela, dis-je, étant poſé, concevez-vous qu’il ſoit poſſible que des gens placez dans ce point de vûë, & qui ont une connoiſſance ſi diſtincte & ſi aſſûrée de tous ces objets, puiſſent enfraindre hardiment & ſans ſcrupule, une Loi qu’ils portent gravée dans leur Ame en caractéres ineffaçables, & qui ſe préſente à eux toute brillante de lumiére à meſure qu’ils la violent ? Pouvez-vous comprendre que des hommes qui liſent au dedans d’eux-mêmes les ordres d’un Légiſlateur tout-puiſſant, ſoient en même temps capables de mépriſer & fouler aux pieds avec confiance & avec plaiſir, ſes commandemens les plus ſacrez ? Enfin, eſt-il bien poſſible que, pendant qu’un homme ſe déclare ouvertement contre une Loi innée, & contre le ſouverain Légiſlateur qui l’a gravée dans ſon ame, eſt-il poſſible, dis-je, que tous ceux qui le voyent faire ſans prendre aucun intérêt à ſon crime, que les Gouverneurs même du Peuple qui ont la même idée de la Loi & de celui qui en eſt l’Auteur, la laiſſent violer ſans faire ſemblant de s’en appercevoir, ſans rien dire, & ſans en témoigner aucun déplaiſir, ni jetter le moindre blâme ſur une telle conduite ?

Nos appetits ſont à la vérité des Principes actifs, mais ils ſont ſi éloignez de pouvoir paſſer pour des Principes de Morale, gravez naturellement dans notre Ame, que ſi nous leur laiſſions un plein pouvoir de déterminer nos Actions, ils nous feroient violer tout ce qu’il y a de plus ſacré dans le Monde. Les Loix ſont comme une digue qu’on oppoſe à ces deſirs déréglez pour en arrêter le cours ; ce qu’elles ne peuvent faire que par le moyen des récompenſes & des peines qui contre-balancent la ſatiſfaction que chacun peut avoir deſſein de ſe procurer en transgreſſant la Loi. Si donc il y avoit quelque choſe de gravé dans l’Eſprit de l’Homme, ſous l’idée de Loi, il faudroit que tous les hommes fuſſent aſſûrez d’une maniére certaine & à n’en pouvoir jamais douter, qu’une peine inévitable ſera le partage de ceux qui violeront cette Loi. Car ſi les hommes peuvent ignorer ou revoquer en doute ce qui eſt inné, c’eſt en vain qu’on nous parle de Principes innez, & qu’on en veut faire voir la néceſſité. Bien loin qu’ils puiſſent ſervir à nous inſtruire de la vérité & de la certitude des choſes, comme on le prétend, nous nous trouverons dans le même état d’incertitude avec ces Principes, que s’ils n’étoient point en nous. Une Loi innée doit être accompagnée de la connoiſſance claire & certaine d’une punition indubitable & aſſez grande pour faire qu’on ne puiſſe être tenté de violer cette Loi ſi l’on conſulte ſes véritables intérêts ; à moins qu’en ſuppoſant une Loi innée, on ne veuille ſuppoſer auſſi un Evangile inné. Du reſte, de ce que je nie qu’il y ait aucune Loi innée, on auroit tort d’en conclurre que je croi qu’il n’y a que des Loix poſitives. Ce ſeroit prendre tout-à-fait mal ma penſée. Il y a une grande différence entre une Loi innée, & une Loi de la Nature, entre une vérité gravée originairement dans l’Ame, & une vérité que nous ignorons, mais dont nous pouvons acquerir la connoiſſance en nous ſervant