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Que nuls Principes

queſtion, ou même nié la verité de ces Principes, il eſt impoſſible de ſoûtenir qu’ils ſoient reçus d’un conſentement univerſel, ſans quoi l’on ne ſauroit conclurre qu’ils soient innez ; & d’ailleurs il n’y a que des hommes faits qui donnent leur conſentement à ces ſortes de Principes. En ſecond lieu, c’eſt une choſe bien étrange & tout-à-fait contraire à la Raiſon, de ſuppoſer que des Principes de pratique, qui ſe terminent à de pures ſpéculations, ſoient innez. Si la Nature a pris la peine de graver dans notre Ame des Principes de pratique, c’eſt ſans doute afin qu’ils ſoient mis en œuvre ; & par conſéquent ils doivent produire des actions qui leur ſoient conformes ; & non pas un ſimple conſentement qui les faſſe recevoir comme véritables. Autrement, c’eſt en vain qu’on les diſtingue des Maximes de pure ſpéculation. J’avoûë que la Nature a mis, dans tous les hommes, l’envie d’être heureux, & une forte averſion pour la miſére. Ce ſont là des Principes de pratique, véritablement innez ; & qui, ſelon la deſtination de tout Principe de pratique, ont une influence continuelle ſur toutes nos actions. On peut, d’ailleurs, les remarquer dans toutes ſortes de perſonnes, de quelque âge qu’elles ſoient, en qui ils paroiſſent conſtamment & ſans diſcontinuation : mais ce ſont-là des inclinations de notre Ame vers le Bien, & non pas des impreſſions de quelque vérité, qui ſoit gravée dans notre Entendement. Je conviens qu’il y a dans l’Ame des Hommes certains penchans qui y ſont imprimez naturellement, & qu’en conſéquence des prémiéres impreſſions que les hommes reçoivent par le moyen des Sens, il ſe trouve certaines choſes qui leur plaiſent, & d’autres qui leur ſont désagréables, certaines choſes pour leſquelles ils ont du penchant, & d’autres dont ils s’éloignent & qu’ils ont en averſion. Mais cela ne ſert de rien pour prouver qu’il y a dans l’Ame des caractéres innez qui doivent être les Principes de connoiſſance qui règlent actuellement notre conduite. Bien loin qu’on puiſſe établir par-là l’exiſtence de ces ſortes de caractéres, on peut en inferer au contraire, qu’il n’y en a point du tout : car s’il y avoit dans notre Ame certains caractéres qui y fuſſent gravez naturellement, comme autant de Principes de connoiſſance, nous ne pourrions que les apercevoir agiſſant en nous, comme nous ſentons l’influence que ces autres impreſſions naturelles ont actuellement ſur notre volonté & ſur nos déſirs, je veux dire l’envie d’être heureux, & la crainte d’être miſerable : Deux Principes qui agiſſent conſtamment en nous, qui ſont les reſſorts & les motifs inſéparables de toutes nos actions, auxquelles nous ſentons qu’ils nous pouſſent & nous déterminent inceſſamment.

§. 4. Les Règles de Morale ont beſoin d’être prouvées, donc elles ne ſont point innées. Une autre raiſon qui me fait douter s’il y a aucun Principe de pratique inné, c’eſt qu’on ne ſauroit propoſer, à ce que je croi, aucune Règle de Morale dont on ne puiſſe demander la raiſon avec juſtice. Ce qui ſeroit tout-à-fait ridicule & abſurde, s’il y en avoit quelques-unes qui fuſſent innées, ou même évidentes par elles-mêmes : car tout Principe inné doit être ſi évident par lui-même, qu’on n’ait beſoin d’aucune preuve pour en voir la vérité, ni d’aucune raiſon pour le recevoir avec un entier conſentement. En effet, on croiroit deſtituez de ſens commun ceux qui demanderoient, ou qui eſſayeroient de rendre raiſon, pourquoi il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit