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de pratique ne ſont innez. Liv. I.

tient point, on n’affoiblit en aucune maniére leur vérité ni leur certitude, comme on ne diminuë en rien la vérité & la certitude de cette Propoſition, Les trois Angles d’un Triangle ſont égaux à deux droits, lorsqu’on dit qu’elle n’eſt pas ſi évidente que cette autre Propoſition, Le tout eſt plus grand que ſa partie ; & qu’elle n’eſt pas ſi propre à être reçuë dès qu’on l’entend pour la prémiere fois. Il ſuffit, que ces Règles de Morale ſont capables d’être démontrées, de ſorte que c’eſt notre faute, ſi nous ne venons pas à nous aſſûrer certainement de leur vérité. Mais de ce que pluſieurs perſonnes ignorent abſolument ces Règles, & que d’autres les reçoivent d’un conſentement foible & chancelant, il paroit clairement qu’elles ne ſont rien moins qu’innées ; & qu’il s’en faut bien qu’elles ſe préſentent d’elles-mêmes à leur vûë, ſans qu’ils ſe mettent en peine de les chercher.

§. 2.Tous les hommes ne regardent pas la Fidelité & la Juſtice comme des Principes. Pour ſavoir s’il y a quelque Principe de Morale dont tous les hommes conviennent, j’en appelle à ceux qui ont quelque connoiſſance de l’Hiſtoire du Genre Humain, & qui ont, pour ainſi dire, perdu de vûë le clocher de leur Village, pour aller voir ce qui ſe paſſe hors de chez eux. Car où eſt cette vérité de pratique qui ſoit univerſellement reçuë ſans aucune difficulté, comme elle doit l’être, ſi elle eſt innée ? La Juſtice & l’obſervation des contrats eſt le point ſur lequel la plûpart des hommes ſemblent s’accorder entr’eux. C’eſt un principe qui eſt reçu, à ce qu’on croit, dans les Cavernes même des Brigans & parmi les Sociétez des plus grands ſcélerats ; de ſorte que ceux qui détruiſent le plus l’humanité, ſont fidèles les uns aux autres & obſervent entr’eux les règles de la Juſtice. Je conviens que les Bandits en uſent ainſi les uns à l’égard des autres, mais c’eſt ſans conſiderer les Règles de justice qu’ils obſervent entr’eux, comme des Principes innez, & comme des Loix que la Nature ait gravées dans leur Ame. Ils les obſervent ſeulement comme des règles de convenance dont la pratique eſt abſolument néceſſaire pour conſerver leur Société : car il eſt impoſſible de concevoir qu’un homme regarde la Juſtice comme un Principe de pratique, ſi dans le même temps qu’il en obſerve les règles avec ſes Compagnons voleurs de grand chemin, il dépouille ou tuë le prémier homme qu’il rencontre. La Juſtice & la Vérité ſont les liens communs de toute Société : c’eſt pourquoi les Bandits & les Voleurs qui ont rompu avec tout le reſte des hommes, ſont obligez d’avoir de la fidélité & de garder quelques règles de juſtice entr’eux, ſans quoi ils ne pourroient pas vivre enſemble. Mais qui oſeroit conclurre de là, que ces gens, qui ne vivent que de fraude & de rapine, ont des Principes de Vérité & de Juſtice, gravez naturellement dans l’Ame, auxquels ils donnent leur conſentement ?

§. 3.On objecte, que les hommes démentent par leurs actions ce qu’ils croyent dans leur ame. Réponſe à cette Objection. On dira peut-être, Que la conduite des Brigans eſt contraire à leurs lumiéres, & qu’ils approuvent tacitement dans leur Ame ce qu’ils démentent par leurs actions. Je répons prémiérement, que j’avois toûjours crû qu’on ne pouvoit mieux connoître les penſées des hommes que par leurs actions. Mais enfin puis qu’il eſt évident par la pratique de la plûpart des hommes, & par la profeſſion ouverte de quelques-uns d’entr’eux, qu’ils ont mis en