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Que nuls Principes

Vérité, je ne ſerai nullement fâché d’être convaincu d’avoir fait trop de fond ſur mes propres raiſonnemens : Inconvenient, dans lequel je reconnois que nous pouvons tous tomber, lors que nous nous échauffons la tête à force de penſer à quelque ſujet avec trop d’application.

Quoi qu’il en ſoit, je ne ſaurois voir, juſqu’ici, ſur quel fondement on pourroit faire paſſer pour des Maximes innées ces deux célèbres Axiomes ſpéculatifs, Tout ce qui eſt, eſt ; &, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps : puis qu’ils ne ſont pas univerſellement reçus ; & que le conſentement général qu’on leur donne, n’eſt en rien différent de celui qu’on donne à pluſieurs autres Propoſitions qu’on convient n’être point innées ; & enfin, puis que ce conſentement eſt produit par une autre voye, & nullement par une impreſſion naturelle, comme j’eſpere de le faire voir dans le ſecond Livre. Or ſi ces deux célèbres Principes ſpéculatifs ne ſont point innez, je suppoſe, ſans qu’il ſoit néceſſaire de le prouver, qu’il n’y a point d’autre Maxime de pure ſpéculation qu’on ait droit de faire paſſer pour innée.



CHAPITRE II.

Qu’il n’y a point de Principes de pratique qui ſoient innez.


§. 1.Il n’y a point de Principe de Morale ſi clair ni ſi généralement reçu que les Maximes ſpéculatives dont on vient de parler.
SI les Maximes ſpéculatives, dont nous avons parlé dans le Chapitre précedent, ne ſont pas reçuës de tout le monde, par un conſentement actuel, comme nous venons de le prouver, il eſt beaucoup plus évident à l’égard des Principes de pratique, Qu’il s’en faut bien qu’ils ſoient reçus d’un conſentement univerſel. Et je croi qu’il ſeroit bien difficile de produire une Règle de Morale, qui ſoit de nature à être reçuë d’un conſentement auſſi général & auſſi prompt que cette maxime, Ce qui eſt, eſt, ou qui puiſſe paſſer pour une vérité auſſi manifeſte que ce Principe, Il eſt impoſſible qu’une choſe ſoit & ne ſoit pas en même temps. D’où il paroît clairement que le privilege d’être inné convient beaucoup moins aux Principes de pratique qu’à ceux de ſpéculation ; & qu’on eſt plus en droit de douter que ceux-là ſoient imprimez naturellement dans l’Ame que ceux-ci. Ce n’eſt pas que ce doute contribuë en aucune maniére à mettre en queſtion la vérité de ces différens Principes. Ils ſont également véritables, quoi qu’ils ne ſoient pas également évidens. Les Maximes ſpéculatives que je viens d’alleguer, ſont évidentes par elles-mêmes : mais à l’égard des Principes de Morale, ce n’eſt que par des raiſonnemens, par des diſcours, & par quelque application d’eſprit qu’on peut s’aſſûrer de leur vérité. Ils ne paroiſſent point comme autant de caractéres gravez naturellement dans l’Ame : car s’ils y étoient effectivement empreints de cette maniére, il faudroit néceſſairement que ces caracteres ſe rendiſſent viſibles par eux-mêmes, & que chaque homme les pût reconnoître certainement par ſes propres lumiéres. Mais en refuſant aux Principes de Morale la prérogative d’être innez, qui ne leur appar-