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De l’Erreur. Liv. IV.

donc je ſuis à l’abri de l’erreur en le recevant. D’autres perſonnes ont été & ſont dans la même Opinion, (car c’eſt là tout ce qu’on dit pour l’autoriſer) & par conſéquent j’ai raiſon de l’embraſſer. Un homme ſeroit tout auſſi bien fondé à jetter à croix ou à pile pour ſavoir quelles opinions il devroit embraſſer, qu’à les choiſir ſur de telles règles. Tous les hommes ſont ſujets à l’Erreur ; & pluſieurs ſont expoſez à y tomber, en pluſieurs rencontres, par paſſion ou par intérêt. Si nous pouvions voir les ſecrets motifs qui font agir les perſonnes de nom, les Savans, les Chefs de Parti, nous ne trouverions pas toûjours que ce ſoit le pur amour de la Vérité qui leur a fait recevoir les Doctrines qu’ils profeſſent & ſoûtiennent publiquement. Une choſe du moins fort certaine, c’eſt qu’il n’y a point d’Opinion ſi abſurde qu’on ne puiſſe embraſſer ſur ce fondement dont je viens de parler, car on ne peut nommer aucune Erreur qui n’aît eû ſes Partiſans : de ſorte qu’un homme ne manquera jamais de ſentiers tortus, s’il croit être dans le bon chemin par-tout où il découvre des ſentiers que d’autres ont tracé.

§. 18.Les Hommes ne ſont pas engagez dans un ſi grand nombre d’Erreurs qu’on s’imagine. Mais malgré tout ce grand bruit qu’on fait dans le Monde ſur les Erreurs & les diverſes Opinions des hommes, je ſuis obligé de dire, pour rendre juſtice au Genre Humain, Qu’il n’y a pas tant de gens dans l’Erreur & entêtez de fauſſes opinions qu’on le ſuppoſe ordinairement : non que je croye qu’ils embraſſent la Vérité, mais parce qu’en effet ſur ces Doctrines dont on fait tant de bruit, ils n’ont abſolument point d’opinion ni aucune penſée poſitive. Car ſi quelqu’un prenoit la peine de catechiſer un peu la plus grande partie des Partiſans de la plûpart des Sectes qu’on voit dans le Monde, il ne trouveroit pas qu’ils ayent en eux-mêmes aucun ſentiment abſolu ſur ces Matiéres qu’ils ſoûtiennent avec tant d’ardeur : moins encore auroit-il ſujet de penſer qu’ils ayent pris tels ou tels ſentimens ſur l’examen des preuves & ſur l’apparence des Probabilitez ſur leſquelles ces ſentimens ſont fondez. Ils ſont réſolus de ſe tenir attachez au Parti dans lequel l’Education ou l’Intérêt les a engagez ; & là comme les ſimples ſoldats d’une Armée, ils font éclater leur chaleur & leur courage ſelon qu’ils ſont dirigez par leurs Capitaines ſans jamais examiner la cauſe qu’ils défendent, ni même en prendre aucune connoiſſance. Si la vie d’un homme fait voir qu’il n’a aucun égard ſincére pour la Religion, quelle raiſon pourrions-nous avoir de penſer qu’il ſe rompt beaucoup la tête à étudier les Opinions de ſon Egliſe, & à examiner les fondemens de telle ou telle Doctrine ? Il ſuffit à un tel homme d’obeïr à ſes Conducteurs, d’avoir toûjours la main & la langue prête à ſoûtenir la cauſe commune, & de ſe rendre par-là recommandable à ceux qui peuvent le mettre en credit, lui procurer des Emplois, ou de l’appui dans la Societé. Et voilà comment les hommes deviennent Partiſans & Défenſeurs des Opinions dont ils n’ont jamais été convaincus ou inſtruits, & dont ils n’ont même jamais eu dans la tête les idées les plus ſuperficielles ; de ſorte qu’encore qu’on ne puiſſe point dire qu’il y aît dans le Monde moins d’Opinions abſurdes ou erronées qu’il n’y en a, il eſt pourtant certain qu’il y a moins de perſonnes qui y donnent un aſſentiment actuel, & qui les prennent fauſſement pour des véritez, qu’on ne l’imagine communément.