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De l’Erreur. Liv. IV.

tre Aſſentiment, en arrêtant nos perquiſitions, & en ceſſant d’employer nos Facultez à la recherche de la Vérité. Si cela n’étoit ainſi, l’ignorance, l’Erreur ou l’Infidélité ne pourroient être un péché en aucun cas. Nous pouvons donc en certaines rencontres prévenir, ou ſuſpendre notre aſſentiment. Mais un homme verſé dans l’Hiſtoire moderne ou ancienne peut-il douter s’il y a un Lieu tel que Rome, ou s’il y a jamais eu un homme tel que Jules Céſar ? Du reſte, il eſt conſtant qu’il y a un million de véritez qu’un homme n’a aucun intérêt de connoître, ou dont il peut ne ſe pas croire intereſſé de s’inſtruire, comme ſi ** Roi d’Angleterre. Richard III. étoit boſſu ou non, ſi Roger Bacon étoit Mathematicien ou Magicien, &c. Dans ces cas & autres ſemblables, où perſonne n’a aucun intérêt à ſe déterminer d’un côté ou d’autre, nulle de ſes actions ou de ſes deſſeins ne dépendant d’une telle détermination, il n’y a pas lieu de s’étonner que l’Eſprit embraſſe l’opinion commune, ou ſe range au ſentiment du prémier venu. Ces ſortes d’opinions ſont de ſi peu d’importance que ſemblables à de petits Moucherons, voltigeans dans l’air, ou ne s’aviſe guere d’y faire aucune attention. Elles ſont dans l’Eſprit comme par hazard ; & on les y laiſſe flotter en liberté. Mais lorſque l’Eſprit juge que la Propoſition renferme quelque choſe à quoi il prend intérêt, lorſqu’il croit que les conſéquences qui ſuivent de ce qu’on la reçoit ou qu’on la rejette, ſont importantes, & que le Bonheur ou le Malheur dépendent de prendre ou de refuſer le bon parti, de ſorte qu’il s’applique ſerieuſement à en rechercher & examiner la Probabilité, je penſe qu’en ce cas-là nous n’avons pas le choix de nous déterminer pour le côté que nous voulons, s’il y a entr’eux des différences tout-à-fait viſibles. Dans ce cas la plus grande Probabilité déterminera, je croi, notre aſſentiment ; car un homme ne peut non plus éviter de donner ſon aſſentiment, ou de prendre pour véritable, le côté où il apperçoit une plus grande probabilité, qu’il peut éviter de reconnoître une Propoſition pour véritable, lorſqu’il apperçoit la convenance ou la diſconvenance des deux Idées qui la compoſent.

Si cela eſt ainſi, le fondement de l’erreur doit conſiſter dans de fauſſes meſures de Probabilité, comme le fondement du Vice dans de fauſſe meſure du Bien.

§. 17.Fauſſe meſure de Probabilité, l’Autorité. La quatriéme & derniére fauſſe meſure de Probabilité que j’ai deſſein de remarquer & qui retient plus de gens dans l’Ignorance & dans l’Erreur, que toutes les autres enſemble, c’eſt ce que j’ai déja avancé dans le Chapitre précedent, qui eſt de prendre pour règle de notre aſſentiment les Opinions communément reçuës parmi nos Amis, ou dans notre Parti, entre nos Voiſins, ou dans notre Païs. Combien de gens qui n’ont point d’autre fondement de leurs opinions que l’honnêteté ſuppoſée, ou le nombre de ceux d’une même Profeſſion ! Comme ſi un honnête homme ou un ſavant de profeſſion ne pouvoient point errer, ou que la Vérité dût être établie par le ſuffrage de la Multitude. Cependant la plûpart n’en demandent pas d’avantage pour ſe déterminer. Un tel ſentiment a été atteſté par la Vénérable Antiquité, il vient à moi ſous le paſſeport des ſiécles précedens,