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De l’Erreur. Liv. IV.

leur Sens, comme les prémiers ; ils peuvent écouter plus patiemment les inſtructions qu’on leur donne, mais ils ne veulent faire aucun fond ſur les rapports qu’on leur fait pour expliquer les choſes autrement qu’ils ne les expliquent, ni ſe laiſſer toucher par des Probabilitez qui les convaincroient que les choſes ne vont pas juſtement de la même maniére, qu’ils l’ont déterminé en eux-mêmes. Et en effet, ne ſeroit-ce pas une choſe inſupportable à un ſavant Profeſſeur de voir ſon autorité renverſée en un inſtant par un Nouveau-venu, juſqu’alors inconnu dans le Monde, ſon autorité, dis-je, qui eſt en vogue depuis trente ou quarante ans, ſoûtenuë par quantité de Grec & de Latin, acquiſe par bien des ſueurs & des veilles, & confirmée par une tradition générale, & par une Barbe vénérable ? Qui peut jamais eſpérer de réduire ce Profeſſeur à confeſſer que tout ce qu’il a enſeigné à ſes Ecoliers pendant trente années ne contient que des erreurs & des mépriſes, & qu’il leur a vendu bien cher de l’ignorance & de grands mots qui ne ſignifioient rien ? Quelles probabilitez, dis-je, pourroient être aſſez conſiderables pour produire un tel effet ? Et qui eſt-ce qui pourra jamais être porté par les Argumens les plus preſſans à ſe dépouiller tout d’un coup de toutes ſes anciennes opinions & de ſes prétenſions à un Savoir à l’acquiſition duquel il a donné tout ſon temps avec une application infatigable, & à prendre des notions toutes nouvelles après avoir entierement renoncé à tout ce qui lui faiſoit le plus d’honneur dans le Monde ? Tous les Argumens qu’on peut employer pour l’engager à cela, ſeront ſans doute auſſi peu capables de prévaloir ſur ſon Eſprit que les efforts, que fit Borée pour obliger le Voyageur à quitter ſon Manteau qu’il tint d’autant plus ferme que le Vent ſouffloit avec plus de violence. On peut rapporter à cet abus qu’on fait de fauſſes Hypotheſes, les Erreurs qui viennent d’une Hypotheſe véritable ou de Principes raiſonnables, mais qu’on n’entend pas dans leur vrai ſens. Les exemples de ceux qui ſoûtiennent différentes opinions, mais qu’ils fondent tout ſur la vérité infaillible des ſaintes Ecritures, ſont une preuve inconteſtable de cette eſpèce d’erreurs. Tous ceux qui ſe diſent Chrétiens, reconnoiſſent que le Texte de l’Evangile qui dit, Μετανοεῖτε, oblige à un devoir fort important. Cependant combien ſera erronée la pratique de l’un des deux qui n’entendant que le François, ſuppoſera que cette Règle eſt ſelon une Traduction, Repentez-vous, ou ſelon l’autre, Faites penitence ?

§. 12.Des paſſions dominantes. En troiſiéme lieu, les Probabilitez qui ſont contraires aux deſirs & aux paſſions dominantes des hommes, courent le même danger d’être rejettées. Que la plus grande Probabilité qu’on puiſſe imaginer, ſe préſente d’un côté à l’Eſprit d’un Avare pour lui faire voir l’injuſtice & la folie de ſa paſſion, & que de l’autre il voye de l’argent à gagner, il eſt aiſé de prévoir de quel côté panchera la balance. Ces Armes de boûë ſemblables à des remparts de terre réſiſtent aux plus fortes batteries ; & quoi que peut-être la force de quelque Argument évident faſſe quelque impreſſion ſur elles en certaines rencontres, ce-