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De l’Erreur. Liv. IV.

§. 10. Cette opinion qu’un homme a conçu de ce qu’il appelle ſes principes (quoi qu’ils puiſſent être) étant une fois établie dans ſon Eſprit, il eſt aiſé de ſe figurer comment il recevra une Propoſition, prouvée auſſi clairement qu’il eſt poſſible, ſi elle tend à affoiblir l’autorité de ces Oracles internes, ou qu’elle leur ſoit tant ſoit peu contraire ; tandis qu’il digere ſans peine les choſes les moins probables & les abſurditez les plus groſſiéres, pourvû qu’elles s’accordent avec ces Principes favoris. L’extrême obſtination qu’on remarque dans les hommes à croire fortement des opinions directement oppoſées, quoi que fort ſouvent également abſurdes, parmi les différentes Religions qui partagent le Genre Humain ; cette obſtination, dis-je, eſt une preuve évidente auſſi bien qu’une conſéquence inévitable de cette maniére de raiſonner ſur des Principes reçus par tradition ; juſque-là que les hommes viennent à desavoûër leurs propres yeux, à renoncer à l’évidence de leurs Sens, & à donner un démenti à leur propre Expérience, plûtôt que d’admettre quoi que ce ſoit d’incompatible avec ces ſacrez dogmes. Prenez un Lutherien de bon ſens à qui l’on aît conſtamment inculqué ce Principe, (dès que ſon Entendement a commencé de recevoir quelques notions) Qu’il doit croire ce que croyent ceux de ſa Communion, de ſorte qu’il n’ait jamais entendu mettre en queſtion ce Principe, juſqu’à ce que parvenu à l’âge de quarante ou cinquante ans, il trouve quelqu’un qui ait des Principes tout différens ; quelle dispoſition n’a-t-il pas à recevoir ſans peine la Doctrine de la Conſubſtantiation, non ſeulement contre toute probabilité, mais même contre l’évidence manifeſte de ſes propres Sens ? Ce Principe a une telle influence ſur ſon Eſprit qu’il croira qu’une choſe eſt Chair & Pain tout à la fois, quoi qu’il ſoit impoſſible qu’elle ſoit autre choſe que l’un des deux : & quel chemin prendrez-vous pour convaincre un homme de l’abſurdité d’une opinion qu’il s’eſt mis en tête de ſoûtenir, s’il a poſé pour Principe de Raiſonnement, avec quelques Philoſophes, Qu’il doit croire ſa Raiſon (car c’eſt ainſi que les hommes appellent improprement les Argumens qui découlent de leurs Principes) contre le témoignage des Sens. Qu’un Fanatique prenne pour Principe que lui ou ſon Docteur eſt inſpiré & conduit par une direction immédiate du Saint-Eſprit ; c’eſt en vain que vous attaquez ſes Dogmes par les raiſons les plus évidentes. Et par conſéquent tous ceux qui ont été imbus de faux Principes ne peuvent être touchez des Probabilitez les plus apparentes & les plus convaincantes, dans des choſes qui ſont incompatibles avec ces Principes, juſqu’à ce qu’ils en ſoient venus à agir avec eux-mêmes avec une candeur & une ingenuité qui les porte à examiner ces ſortes de Principes, ce que pluſieurs ne ſe permettent jamais.

§. 11.2. Embraſſer certaines Hypotheſes. Après ces gens-là viennent ceux dont l’Entendement eſt comme jetté au moule d’une Hypotheſe reçuë, c’eſt leur ſphére ; ils y ſont renfermez & ne vont jamais au delà. La différence qu’il y a entre ceux-ci & les autres dont je viens de parler, c’eſt que ceux-ci ne ſont pas en difficulté de recevoir un point de fait, & conviennent ſans peine ſur cela avec tous ceux qui le leur prouvent, desquels ils ne diffèrent que ſur les raiſons de la Choſe & ſur la maniére d’en expliquer l’operation. Ils ne ſe défient pas ouvertement de