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De l’Erreur. Liv. IV.

3. Des Paſſions ou des Inclinations dominantes.

4. L’autorité.

§. 8.I. Propoſitions douteuſes priſes pour Principes. Le prémier & le plus ferme fondement de la Probabilité, c’eſt la conformité qu’une choſe a avec notre Connoiſſance, & ſur-tout avec cette partie de notre Connoiſſance que nous avons reçu & que nous continuons de regarder comme autant de Principes. Ces ſortes de Principes ont une ſi grande influence ſur nos Opinions, que c’eſt ordinairement par eux que nous jugeons de la Vérité ; & ils deviennent à tel point la meſure de la Probabilité que ce qui ne peut s’accorder avec nos Principes, bien loin de paſſer pour probable dans notre Eſprit, ne ſauroit ſe faire regarder comme poſſible. Le reſpect qu’on porte à ces Principes, eſt ſi grand, & leur autorité ſi fort au deſſus de toute autre autorité, que non ſeulement nous rejettons le témoignage des hommes, mais même l’évidence de nos propres Sens, lorſqu’ils viennent à dépoſer quelque choſe contraire à ces Règles déja établies. Je n’examinerai point ici, combien la Doctrine qui poſe des Principes innez, & que les Principes ne doivent point être prouvez ou mis en queſtion, a contribué à cela ; mais ce que je ne ferai pas difficulté de ſoutenir, c’eſt qu’une vérité ne ſauroit être contraire à une autre vérité, d’où je prendrai la liberté de conclurre que chacun devroit être ſoigneuſement ſur ſes gardes lorsqu’il s’agit d’admettre quelque choſe en qualité de Principe ; qu’il devroit l’examiner auparavant avec la derniére exactitude, & voir s’il connoit certainement que ce ſoit une choſe véritable par elle-même & par ſa propre évidence, ou bien ſi la forte aſſûrance qu’il a qu’elle eſt véritable, eſt uniquement fondée ſur le témoignage d’autrui. Car dès qu’un homme a pris de faux Principes & qu’il s’eſt livré aveuglément à l’autorité d’une opinion qui n’eſt pas en elle-même évidemment véritable, ſon Entendement eſt entraîné par un contrepoids qui le fait tomber inévitablement dans l’Erreur.

§. 9. Il eſt généralement établi par la coûtume, que les Enfans reçoivent de leurs Péres & Méres, de leurs Nourrices ou des perſonnes qui ſe tiennent autour d’eux, certaines Propoſitions (& ſur-tout ſur le ſujet de la Religion) lesquelles étant une fois inculquées dans leur Entendement qui eſt ſans précaution auſſi bien que ſans prévention, y ſont fortement empreintes, & ſoit qu’elles ſoient vrayes ou fauſſes, y prennent à la fin de ſi fortes racines par le moyen de l’Education & d’une longue accoûtumance qu’il eſt tout-à-fait impoſſible de les en arracher. Car après qu’ils ſont devenus hommes faits, venant à refléchir ſur leurs opinions, & trouvant celles de cette eſpèce auſſi anciennes dans leur Eſprit qu’aucune choſe dont ils ſe puiſſent reſſouvenir, ſans avoir obſervé quand elles ont commencé d’y être introduites ni par quel moyen ils les ont acquiſes, ils ſont portez à les reſpecter comme des choſes ſacrées, ne voulant pas permettre qu’elles ſoient profanées, attaquées, ou miſes en queſtion, mais les regardant plûtôt comme l’Urim & le Thummim que Dieu a mis lui-même dans leur Ame, pour être les Arbitres ſouverains & infaillibles de la Vérité & de la Fauſſeté, & autant d’Oracles auxquels ils doivent en appeller dans toutes ſortes de Contreverſes.